Des quatre mille livres que j'aurai (réellement, sans doute, approximativement mais ce n'est qu'une évaluation probable) pu lire dans ma vie et des Cinq mille (et c'est sans doute un chiffre insuffisant) si j'y ajoute ce que j'ai pu feuilleter par curiosité, nécessité de travail ou / et recherche rapide, souvent fiévreuse (en dilettante boulimique), je n'en ai conservé actuellement guère plus de sept ou huit cents, dont une partie fluctuante selon mes trouvailles alimentées de-ci de-là, au grès d'une curiosité incessante, boîtes à livres, occasions, achat de neufs, et au fil mes dons à droite et à gauche, connaissances, amis, bibliothèques publiques
(je me souviens par exemple d'une bibliothèque catalane remarquablement riche dont j'avais très modestement contribué, par quelques ouvrages complémentaires anciens trouvés par hasard, à enrichir le fonds après avoir cherché dans ses réserves à tout savoir sur les oliviers de la région et leur production d'olives et d'huile, en fonction des traditions et des recherches récentes en agronomie, afin de ne pas raconter d'âneries dans un chapitre où je racontais la mort probable, victime d'un attentat sous un olivier millénaire, de Dio Darko Brač)
boîtes à livres géographiquement distantes (dont l'importance est pour moi, vénérateur du dieu des voyageurs et du hasard, d'une importance cruciale et nouvelle dans l'orientation parfois zigzagante de mes recherches).
La question est : lesquels emporter si, comme j'en ai l'intention fluctuante (arriverai-je à prendre cette décision ?) je me replie du Mas Dingue vers un appartement à taille relativement réduite dans lequel prendront place non seulement un choix drastique et crève cœur de toutes sortes de souvenirs, de vêtements, de tissus traditionnels, d'ustensiles, d'outils, de tableaux et d'objets pour la plupart, ces derniers, très anciens, collections archéologiques ou parfois préhistoriques ou au moins artefacts "primitifs". Et bien sûr bribes d'archives concernant mes ancêtres ou mes familiers vivants ou disparus.
Lors de mon occupation de postes lointains pour lesquels j'avais la faveur de pouvoir déménager quelques effets personnels dans un vrai container, mais avec l'obligation d'emporter d'énormes objets utiles tels machines et électroménagers introuvables dans certains pays auxquels j'étais voué, interdisant, sauf exceptionnellement à l'occasion précisément de ce premier transport d'arrivée, l'importation de tout autre article pour nous expatriés officiels, je m'étais limité arbitrairement à cent livres.
Cent livres précieux que j'ai tous rangés en bibliothèques, en vitrines et étagères à portée de la main, sauf perte occasionnelle de deux ou trois.
Après toutes ces années de garrigue, de végétation séchée, de pierraille et de belle surface où j'ai retrouvé le goût d'être chez moi dans un espace grand, bien suffisant, dans des murs et des meubles non loués, j'ai donc accumulé et étalé jusque dans la cave et les couloirs, sans parler du grenier, enfermés parfois, jusqu'à il y a peu, dans des cantines métalliques, mes trésors.
Lesquels vont m'accompagner, lesquels vont devoir être sacrifiés ?
Collectionneur et accumulateur, je vis enfoncé dans la terre et l'humus du passé.
Et je ne comprends pas qu'on puisse être attentif au surgissement toujours inattendu du présent sans ces bases, sans daigner les connaître, aussi éloigné en soit-on, par son âge juvénile et aussi imprévisible en ne faisant que des projections, ce présent d'autant plus surprenant que parfois il se révèle pur produit d'un passé oblitéré, oublié, dénié.