dimanche 27 décembre 2020

Voisins.

 Un jour j'ai eu un voisin vraiment sympa.

Pas comme ce fondateur d'entreprise qui sur le terrain voisin, à Lima (d'assez grands terrains un peu à l'écart de la ville), faisait pousser une vraie forêt ( sans doute pour se sentir protégé . . . ), auquel j'avais eu le tort de recommander pour son voyage à Paris, un petit et charmant hôtel de l'île de la Cité où il avait eu tellement de mal à ranger ses abattis et ceux de son épouse, habitués qu'ils étaient aux normes et dimensions des lits king size et salles de bains américaines (en Amérique du Nord ou du Sud tout est si grand que les lieux de vie de l'Europe semblent en effet minuscules) et qui s'était avéré au bout d'une assez longue fréquentation, encore traumatisé par son apprentissage calamiteux du français dans sa jeunesse et encore plein de rancœur pour notre langue et nos mœurs. Nous n'avions réussi à nous réconcilier qu'en jouant (très rarement) au fronton (un jeu issu de la pelote basque se jouant avec des raquettes et très répandu au Pérou) car il y en avait un sur le parking devant la maison où j'habitais alors. C'est là qu'il m'avoua que son hostilité partielle et en partie larvée remontait au temps où le premier propriétaire de la maison que je louais avait fait ouvrir à la dérobée une porte dans son grillage pour aller chercher chez lui les balles perdues . . . J'avoue que les gens qui des années après, en d'autres temps et avec d'autres personnes, reportent sur vous des colères emmagasinées lors de circonstances qui n'ont rien à voir avec vous, m'insupportent au plus au point bien que . . . si on y réfléchit un peu, ce doit être le cas de chacun de nous !

Mon voisin sympa, c'était tout autre chose, dans mon actuel quartier, c'était non pas un petit ou grand bourgeois mais un faux rachalan (voir ce mot). Rien à voir avec le vrai rachalan typique de l'histoire de la garrigue nîmoise et alentours. Il n'était ni ouvrier agricole, ni ouvrier tout court, ni propriétaire de son maset, ni originaire de la région, ni pour autant SDF squatteur, non, plutôt opportuniste itinérant, mais il avait adopté tous les stéréotypes du lieu et en particulier ce goût bien reboussier (voir ce mot) , cette manie des gens pas très riches de prendre à rebours tous les tics et modes de la modernité esthétique en cours et de se rabattre avec fierté sur des traditions populaires locales et archaïques. Il avait peint sur son portail, rafistolé et automatisé quand même par lui, quelques marques festives des manades environnantes ce qui donnait la couleur avant de pénétrer dans son domaine; il avait au lieu d'un gazon ou d'un gravier blanc comme le font aujourd'hui les nîmois américanisés, ou à la rigueur un terrain de boules (comme moi il n'aimait pas les boules et jugeait que ça faisait "bourgeois qui singe le peuple" comme Giscard jouant de l'accordéon), . . . il avait donc creusé des bassins communicants où prenaient le soleil et se cachaient sous l'ombre de grosses pierres, des carpes goulues aux nageoires transparentes et colorées du plus bel effet; il avait surtout construit en ferraille récupérée et repeinte des volières où criaillaient toutes sortes de perruches multicolores et à toupet et aussi un portique triomphal sous lequel il fallait passer pour aller sur sa terrasse carrelée où on était accueilli par une véranda géante augmentant considérablement le volume du salon où trônaient disposées en trophée et assujetties à leur support sur fond noir, au-dessus de la porte menant aux chambres, deux paires de cornes de jeunes taureaux.

Il s'activait sans cesse dans son jardin où il avait d'ailleurs installé sous un long appentis, toutes sortes d'outils et de machines pour travailler le ciment, le verre, le fer, le bois ou la pierre, imaginant et réalisant sans arrêt des serres, des réservoirs d'eau de pluie, de nouvelles plantations de légumes, des barrières contre les sangliers dévastateurs nocturnes de ses réalisations.

Nous avions rapidement sympathisé un jour où je m'apprêtais à l'engueuler, j'avais exprès sonné à sa porte, pour le bruit qu'il faisait avec sa radio non stop et qui troublait grandement mon calme par dessus le jacassement de ses perruches. Il avait commencé à me raconter ses pérégrinations en Europe quand il était camionneur et ses navigations en péniche sur les canaux de France, Belgique et Allemagne. Je lui avais à mon tour raconté mon assez errante vie et de fil en aiguille, moi intello-maladroit découvrant tardivement les joies du bricolage jardinage, maçonnage, bûcheronnage, lui me faisant part et m'aidant dans mes propres travaux avec sa force d'Hercule et son savoir faire tout terrain de chef de chantier chez un grand constructeur de routes, ponts et parkings, le tout assaisonné de critiques acerbes et reconstructions du monde tel qu'il va, entremêlé d'anecdotes pittoresques ou scandaleuses, bref nous étions devenus copains.

Le malheur a voulu qu'il se fâche à jamais avec sa compagne locale et qu'un beau jour il disparaisse, reprenant la péniche qu'il avait laissée, un peu envahie de ragondins, au pied des remparts d'Aigues-Mortes.


Météo.

 Tout fonctionne aujourd'hui comme la météo.

Quand je cherche sur l'un quelconque de mes appareils de communication avec le monde lointain le temps qu'il fait en un lieu donné où je voudrais me rendre sur les indicateurs qui devraient me donner un rapport fidèle de la situation du ciel aujourd'hui, je ne reçois que la prévision du temps qu'il aurait dû faire selon les derniers modèles de leurs calculs et presque jamais, sauf par coincidence entre les deux, le temps réel.

J'ai peur que le journalisme d'information politico-sociale fonctionne sur le même modèle. On me dit rarement "voilà ce qui se passe aujourd'hui", on préfère le plus souvent me faire un portrait préétabli du genre "voilà comment ça devrait se passer" et il est extrêmement rare que la déontologie journalistique vienne ultérieurement rectifier le tir et me dise "on attendait ça et ça s'est produit bien autrement".

Dans le meilleur des cas on me rapporte réellement ce qui était en train de se passer quelques heures ou jours avant et au lieu de profiter de ce décalage pour expliquer la nouveauté, le changement de perspective inévitable, puisque ce qui est prévu n'arrive jamais, on se contente de me faire part, avec force étonnement et en insistant sur la saveur de scoop, yeux écarquillés, d'un fait . . . surprenant, ce qui suppose effectivement qu'on n'a refait aucune analyse, mais surtout que les analyses précédentes étaient fausses et que les modèles utilisés étaient plaqués sur un réel en général inconnu ou méconnu.

Bien sûr on peut avoir l'impression que j'exagère. 

J'en demande peut-être trop à l'information. 

Pourtant non.

Il suffit d'avoir été une fois présent au bon moment sur les lieux d'un événement pour se rendre compte que le pauvre journaliste, y compris l'envoyé spécial, n'est qu'un malheureux parachuté arrivant avec, forcément, il faut qu'il aille vite, sa propre grille d'interprétation, ses images mentales et son scénario déjà monté dans la tête, autant de filtres qui vont brouiller sa vue, même quand il ne fait pas que rapporter de seconde main des témoignages dont chacun sait qu'aucun n'est tout à fait fiable.

Autrement comment en arriverait-on dans plusieurs organes de presse à parler d'enfants massacrés par des rebelles au Congo dans une colonie de vacances quand on sait qu'il n'y avait aucune colonie de vacances au Congo dans cette période-là, et que les enfants ont été massacrés par une bande mafieuse locale parce qu'ils creusaient la terre, sous la coupe d'une autre mafia locale, pour y trouver des diamants bruts.

samedi 26 décembre 2020

Entrisme.

 Curieux rapports avec l'entrisme au sens trotskiste de "noyautage" et au sens particulier que prend ce mot quand on est soi-même pur "infiltré" sans pour autant avoir de compte à rendre à un référent. Quand on se sent espion étranger au corps phagocyté dans lequel on se trouve, mais agent isolé, auto-référent, qui n'aurait ni rapports ni résultats à remettre à aucune hiérarchie extérieure. Qui dépendrait pour son acceptation, en revanche et en conséquence, entièrement, de ce corps infiltré et de ses règles.

L'entrisme ce fut au temps du grand espoir de Révolution mondiale, une technique - piètre technique pour les militants trop éloignés de la victoire, trop peu nombreux, ayant trop peu d'audience - consistant à "noyauter" l'adversaire, à entrer plus ou moins clandestinement dans ses rangs pour le déstabiliser ou au moins l'infléchir dans une direction différente plus conforme aux stratégies de son propre groupe minoritaire, faute de le vaincre en combat face à face. Je ne vais pas non plus comparer cette attitude, cet engagement au mien, hyper-privilégié, à celle des militants de divers jeunes partis révolutionnaires qui se firent après 68, embaucher en usine, pas seulement à la Simone Veil, pour témoigner et ressentir dans sa chair le malheur de la condition ouvrière, en souffrance christique, mais pour lutter et faire à nouveau, courageux mais un peu tardivement, lever à nouveau, la pâte de la grande Révolution.

C'était pour moi, plus simplement, individuellement, sans messianisme, cette situation bizarre, finalement banale, connue de tout individu qui garde son libre arbitre au milieu d'un corps constitué à options idéologiques marquées, forcément, contraint par mes choix, mon lot. En effet, recruté pour une action en mission extérieure, malgré mes convictions qui se voulaient "progressistes" et (modérément) subversives (je suis un opposant têtu et pacifiste, peu disposé aussi au sacrifice de sa vie), peut-être recruté par des gens qui pensaient à la fois me "retourner" au moins partiellement et m'utiliser à faire un peu avancer leurs propres options sinon progressistes du moins de progrès et d'adaptation aux nouveaux temps, au sein d'un corps extrêmement traditionaliste et lourd à faire bouger, pas seulement colonialiste encore en profondeur (sur la façade de la rue Oudinot on avait gardé l'ancienne appellation gravée dans la pierre "Ministère des Colonies" sous le drapeau bleu blanc rouge) mais réellement féodal et encore tout entrelardé dans quelques hautes fonctions de gens à particules, je ne pouvais que me sentir prêt à crier "les aristocrates à la lanterne" et souvent en porte à faux. Finalement comme tout individu qui se veut libre réfléchit un tant soit peu en République. 

J'aurais forcément eu la même réaction de non adhésion au milieu de gens plus proches de mes propres convictions mais formant un parti trop monolithique. . . .

Et la chance que j'avais, c'était un vrai choix, j'aurais pu être adapté à d'autres branches de l'arbre où j'étais perché, celui de prendre parti pour le soutien et le développement des activités culturelles et des échanges matériels ou immatériels sans frontières des biens qu'elles créent, même si mes moyens, les lignes directrices choisies (pour autant qu'elles soient réellement comprises ou percées à jour) et ma position propre, aussi, dépendaient d'instances plus ou moins "ennemies", était que l'essentiel et le quotidien de mon travail me mettait en rapport avec des enseignants, des animateurs, des créateurs divers dans tous les arts et métiers d'art, rarement en désaccord, pour la plupart, avec mes convictions, et plutôt pour nombre d'entre eux, en avancée notable, par invention et audace supérieures à la mienne, sur ces convictions de base.

Au moins ai-je pu, et sans doute mon unique justification posthume sera d'avoir pu, une fois évanouis et ensablés mes efforts pour fonder et construire quelques avancées localisées, placé là au point clé, parfois, hors toute action plus ou moins symbolique d'échanges culturels, de soutien, "d'aide au développement" et sans l'exclure, tirer des griffes du pouvoir, parfois "exfiltrer" discrètement par bourses et voyages ou autre moyen, quelques uns (trop rares) des opposants aux régimes dictatoriaux auxquels notre pays accordait son crédit.

jeudi 24 décembre 2020

Pression.

 Ne parlons pas de la pression subie chaque jour,

celle que le monde nous impose ou/et celle que, par choix d'interprétation de ce monde, choix en très grande partie involontaire, lui-même semi-conscient et subi, nous nous imposons à nous-mêmes, double contrainte.

Pression au masculin. Bouton-pression et par raccourci, "pression" n. m; c'est un truc de couture.

Donc voilà : il y a un pression qui traîne sur le plan de travail qui est au milieu de la cuisine depuis des jours. Il est fixé sur une plaque de plastique blanche de 6X6 cm. Mais d'où sort-il ? L'un de nous, par crainte que cet accessoire soit important et fasse défaut à un vêtement, un objet, un truc un peu déglingué, l'a mis là, en attendant de savoir d'où il vient. C'est la question que nous nous posons tous les matins au petit déj., d'où est-ce que ça vient ?

Cette nuit j'ai résolu le mystère. J'en ai rêvé, je m'en souviens. Mais, las, je ne me souviens plus de mon rêve. Le mystère reste entier, résolu quelque part, mais où ?

mardi 22 décembre 2020

Envie d'écrire.

 Météo des méninges et de tout le corps.

Nuages, pluie, ciel vide et bleu, sècheresse. C'est exactement ça. Heureusement le ciel est bleu et donne parfois envie de sortir, d'agir. Sinon, à n'importe quelle heure mais de préférence à quatre heures du matin : deux trois idées se présentent, nuages qui vont par effet de condensation sur des parois froides, alors que le corps est encore chaud du sommeil de la nuit, envoyer des gouttes ou un orage, quelquefois seulement un déplacement d'air, de masses sombres. 

Quand le vent se lève il faut se mettre au diapason, écrire vite, au trot, en bourrasques. Danse gitane, taconero;

et il arrive que le texte s'écoule de source, sans tourbillons en cacades successives, suivant la respiration calme, continue ou plonge entre des rives proches, sous le couvert végétal formant voûte, noisetiers, aulnes, hêtres, entre rocs ronds, s'enfonce dans un gour, un trou où tourne la truite et disparait en profondeur sans qu'on puisse respirer pour le suivre.

Jamais on ne sait ni ne maîtrise rien, sinon ce serait fini d'écrire, par système et sur commande.

Il arrive aussi que la rage domine le plaisir.

On écrit par nécessité de, au-delà de toute propagande, crier.

Il arrive aussi que le discours entre en forge paraisse un bœuf ou un cheval pacifique et se laisse harnacher et ferrer à coup de marteaux sur le fer rougi des sabots brûlants qui sentent si fort la corne, ou même qu'il soit tout entier, métal porté au blanc, malléable et sculptable à la lourde masse, rarement.

Cette frénésie m'arriva en extrême jeunesse. En poèmes forgés au feu.

Ici c'est plutôt en nuages, en bulles, en confidences comme je vous parle.

Mais parfois encore l'étalon court, impétueux, intérieur, fougueux et il faut chevaucher en tenant l'encolure et la course saccadée, violente, du souffle.



K double.

 Pendant que nous déblatérions sur n'importe quoi à l'infini . . . les Amérindiens, lors de la "découverte" de leur continent par les Européens ont toujours pensé que nous étions des perruches, des bavards incurables. (Et encore un peu partout ça continue de plus belles : sur les masques oui . . . les masques non . . . et confinement à la con, et tout devient sujet de polémique, certes, mais . . . faute de mieux fallait bien calmer les grégaires, moutonniers Panurges du net et des rues en les occupant à des prétendus "débats" . . .), 

d'autres travaillaient archi-dur et sous les quolibets et sanctions de leurs collègues et patrons à des recherches muettes sur l'infiniment petit. 

Ainsi Katalin Kariko.


Avait-elle raison de s'obstiner ?

Fallait-il vraiment tailler, élaguer, replanter, greffer et engraisser ces morceaux buissonneux d'ARN ? 

Non, je ne vous parle pas d'ARNold et de tailler des abdo, en surface de peau, 

mais de retailler en labo pour le rendre bon messager l'acide ribonucléique. Lui faire envoyer des messages à nos cellules. Par exemple leur dire de se défendre contre un nouvel ennemi qui autrement risque de les surprendre. 

Et si, dans l'usage qui nous intéresse, on appelle ça un vaccin, ça n'a plus rien à voir avec Pasteur. Nous allons bientôt le savoir si ça valait la peine ou si au contraire c'était la "mutation de trop".  

Le fait est que ça pourrait être, si ça marche, un sacré cadeau de Noël à l'humanité qui collée à la paroi de ses limites et aux obstacles qu'elle débusque, dévissait dur.

Encore un sacré coup porté aux obscurantistes de tout poil.


Fleurouse.

 On l'appelait Fleurouse était-ce le vrai nom de ce monsieur ?

Il était roux comme on l'est rarement et beau comme encore plus rare.

La cinquantaine atteinte, il avait un corps svelte qu'il aimait encore montrer.

Blanc de peau comme seuls les roux et musclé en harmonie douce comme un Hermès de Praxitèle.

Rien d'un culturiste, horreur, tout d'un Apollon.

Trop heureux de son corps et de ses conquêtes, les gens disaient, oui mais de l'intérieur il vieillit comme nous.

Ce qui est faux, l'entretien de surface aide à préserver les organes à l'intérieur.

Ceci dit il mourut bientôt.

Une maladie assez fulgurante.

Les gens sont jaloux, des roux surtout peut-être, et sans doute en avait-il souffert.

Son épouse légitime mit sur son tombeau, fière de l'enfermer enfin dans le marbre, une image de lui avec cette épitaphe empruntée aux anciens :  

                                        i n c o m p a r a b i l i s   d u l c i s s i m u s  .


mardi 15 décembre 2020

Couvre feu (suite).

 Ce n'est rien de dire que cette ambiance suintant la tristesse, l'humidité et l'absence d'eau à la fois, la pénurie de tout produit fabriqué et la guerre larvée ou éloignée dans les sierras mais imposant jusque dans la capitale ses apagones, coupures totales d'électricité et ses huelgas armadas, grèves forcées des travailleurs pas toujours volontaires, semblait faite pour décourager non seulement, certes, le tourisme, mais aussi toute industrie. Si l'on entend par industrie, les entreprises de fabrication de machines et d'objets de consommation, sans parler de petites entreprises telles que les imprimeries, maisons d'éditions minuscules, cinémas, galeries, salles de spectacles où l'on distribuait des tickets pour qu'ils puissent revenir aux spectateurs frustrés de la fin de leur film ou pièce de théâtre par une coupure générale d'électricité, c'était bien le cas. 

Mais ce n'était pas du tout le cas si l'on voulait bien entendre "industrie" au sens ancien et fondamental du mot . . . . qui renvoie à tout ce qui relève de l'habileté, de l'ingéniosité, des professions que l'on exerce pour vivre même mal et difficilement et surtout de l'art de l'improvisation et de l'invention.

Bien sûr j'avais déjà vu au Sénégal par exemple et en divers autres pays pauvres, les réparateurs en tous genres, y compris en électronique, tirer partie des épaves, vous refaire les sièges d'une voiture défoncés et brûlés par le soleil en plus beaux et presque aussi confortables que neufs et vous relier une ancienne encyclopédie en huit ou neuf tomes en peau de chèvre (on voit encore quelques poils sur la mienne, une vieille Quillet d'après guerre à laquelle je tiens) pour presque rien. Je n'étais pas un néo-expatrié ébloui par les techniques de survie des peuples surexploités, 

cependant, j'avais encore à voir et apprendre.

Le comédien (il survivait surtout d'une publicité de carrés de chocolat passant à la télé qui du coup l'avait rendu presque fameux et faisait que tout le monde lui souriait dans la rue) qui était passé me voir gentiment - sa troupe fut ma première introduction aux arcanes sinon cachés du moins peu apparents de la vraie vie des gens à Lima - me demanda, au moment de repartir chez lui, si je pouvais lui passer un peu de papier Q. Je fus surpris qu'il emporte la moitié du rouleau roulé dans ses doigts en m'expliquant que pour essuyer les vitre de son véhicule tout embué par le crachin doublé de poussière sableuse de la nuit il n'y avait rien de mieux, sinon aussi d'enlever totalement les essuie-glaces, ce qui évitait radicalement qu'on vous les vole. Ensuite, de fil en aiguille, je découvris, sans affiches, sans beaucoup de battage dans la presse, toute une série de jeunes troupes de professionnels devenus semi-amateurs (du moins avaient-ils tous un "second métier" pour gagner de quoi vivre) qui acteurs, metteurs en scène ou dramaturges, réchauffaient les nuits de Lima, faute d'avoir les moyens de mettre en bobines et d'en faire des films, par, sur de petites scènes, leurs créations souvent inspirées ou combatives. Ils fêtaient leurs succès réduits à un nombre limité de spectateurs venus en décalage horaire, entre chien et loup avant l'heure fatidique de se faire fusiller dans la rue par les jeunes nouvelles recrues de l'armée nationale, fraîchement appelés en renfort et postés aux nombreux postes de contrôles, tremblants eux-mêmes sans doute (il y avait eu déjà des "accidents"), si on traînait trop, dans des salles bondées mais confidentielles, au Cuba libre plutôt qu'au bourgeois pisco sour et parfois en présence, disait-on, des guérilleros venus en ville incognito.

De fil en aiguille et il y avait de quoi coudre, pas seulement des arpilleras, ces panoramiques andins sur tissus non pas collés mais cousus que les Chiliens ont répandus sur tout le continent, et pas seulement chez les théâtreux, de nouvelles amitiés qui resteraient longtemps fidèles, au moins jusqu'à ce jour.

Y compris par les antennes lointaines des réseaux par où nous pouvons communiquer maintenant, faute de mieux.

Ainsi mon premier couvre feu fut d'abord, comme on dit aujourd'hui, pas du tout "pur bonheur" mais bel et bien "un partage". Moi qui n'avais vécu, réellement vécu, chance rare en définitive, aucune guerre, trop jeune pendant la "dernière", trop vieux déjà et sursitaire marié, pendant celle d'Algérie, arrivé après et finalement, entre deux au Congo, sans parler d'un rapide passage au Brésil des dictatures ou d'une visite au Chili d'Allende encore avant, j'étais finalement bel et bien baptisé aux bruits qui l'accompagnent et initié à ce que peut dans ces cas, face à la force de la contrainte, l'initiative des hommes et, sans vaine charge de mots trompeurs, au milieu du chaos des injustices , la fraternité.

Amitié aux survivants.

dimanche 13 décembre 2020

Couvre-feu.

Je me souviens de mon arrivée à Lima. 

Encore dites-vous ? Oui, j'y suis resté six ans, le temps d'y franchir déjà (oui ça passe vite la vie) l'âge supposé être celui de la maturité et des premières lunettes posées sur le nez pour déchiffrer les petites lettres, c'était déjà beaucoup et ça m'a paru presque plus long encore. Donc le souvenir de Lima, des découvertes, déconvenues, victoires et tribulations et amitiés que j'y fis, revient de temps à autres. 

Pourtant Lima est une "sale" ville, non seulement noyée (presque . . . enfin si l'on veut rester modéré) chaque jour sous la brume d'un ciel opaque et bas qui finit par mouiller et glacer jusqu'aux moelles le creux des os, même s'il n'y pleut jamais, oui c'est ainsi, le résultat d'un pernicieux courant maritime repéré déjà par Alexandre Humboldt, même s'il n'y fait jamais froid, au moins 14 ou 15 degrés en hiver; 

mais le problème n'est pas là, il est dans la suintante tristesse de ses murs et de ses rues, de sa végétation rabougrie par manque d'eau (et pas seulement cela). Nous sommes au bord du désert et de son peu accueillant océan gris, plombé, opaque. Car Lima, capitale d'un pays andin, est par mauvaise blague des autochtones qui accueillirent un peu étonnés et soupçonneux les conquistadors - et selon la légende malicieuse, vraisemblable et tenace -, leur recommandèrent l'endroit, au bord de la mer au plus mauvais endroit de la côte . . . (bougez un peu, au nord et au sud, il risque d'y faire meilleur, montez quelques kilomètres de pente, il fera presque à coup sûr beau).  Capitale maritime, Lima a pour port, comme d'autres ont Barceloneta ou Le Pirée, El Callao, auquel elle tourne elle aussi le dos très consciencieusement, comme Barcelone ou Athènes, aveugle ou presque au Pacifique souvent déchaîné et qui en retour ne déclenche jamais d'orages au-dessus d'elle. Ici c'est donc à première vue la tristesse infinie qui enveloppe la ville où l'exubérante latinité, pourtant présente, voilée, souterraine, masquée, étouffée, a du mal à trouver ses marques.

C'est que Lima, outre son climat et son climax, souffre de toutes sortes d'équivoques dont la moindre, à part la brume, n'est peut-être pas qu'elle fut dénommée Lima la horrible, tout à l'inverse (mais non sans rapport) de Kinshasa, ville sans équivoque, ville de misère, massacres, désastres, qui fut il y a bien longtemps dénommée Kin-la-belle, non par antiphrase mais par idéalisation coloniale des maîtres de l'époque. Lima-la-horrible quant à elle soufre encore aujourd'hui, à l'opposé de Kinshasa qui n'ose se prévaloir de son ancien titre, du label que lui donna le poète et dramaturge brechtien Sebastian Salazar Bondy, mort à 41 ans, dans le titre de son fameux et remarquable essai publié au Mexique en 1964.

Salazar Bondy démonte pièce à pièce les équivoques, tromperies et illusions de ce qu'il appelle 'l'Arcadie coloniale" de LIma, mythique Age d'Or dont le bonheur et l'harmonie supposés furent longtemps plaqués sur ce que Lima était devenue entre-temps, ville cosmopolite certes mais devenu lieu de convergence de déracinés venus des quatre coins du pays ou de beaucoup plus loin quand il s'agissait d'esclaves africains ou plus tard de main-d'oeuvre importée de l'Orient lointain et en particulier de Chine.

Un peu plus tard, dés les années 80, jusqu'aux débuts 90, ce titre incompris et résonnant comme une injure, titre d'un petit livre d'ailleurs peu répandu à la vente dans les librairies, était devenu la couronne d'épine de tout ce que Lima devait endurer comme malheurs, militaires, politiques, économiques, sociaux, urbanistiques, humains en un mot, outre son climat devenu symbole de fatalité du désastre. Or c'est là que, pendant une période de couvre feu, pendant la lutte du gouvernement contre l'insaisissable Sentier Lumineux inspiré des derniers courants maoïstes, j'ai dû débarquer comme "délégué" d'une association culturelle à vocation internationale.

Tirs de mitraillette dans la rue, chars d'assaut sur les places publiques, mon premier souvenir personnel est celui de l'accueil d'une personnalité à l'aéroport en pleine nuit, je n'avais pas encore de voiture personnelle, dans un taxi conduit par une femme, elle avait un laisser passer et moi aussi, elle était sortie de son mutisme au bout de dix minutes de course pour me dire quelques mots des difficultés de sa vie, quand nous avons longé une prison bien connue d'où montaient des cris et bientôt un tir de mitrailleuse, mais nous étions assez loin déjà, suivi d'une explosion.

(A suivre . . ., évidemment)


E (la lettre) permet de collecter bien des choses éculées.

 Une chaussure éculée a perdu ou usé son talon, une plaisanterie qui a perdu toute nervure et cambrure tombe à plat plus ou moins molle et lourdement. Pourtant tant de gens marchent en chaussures non pas plates mais défoncées au point d'attaque du sol et pataugent dans des résidus d'escarpins informes et qui furent jadis dorés, enfoncés dans la boue. C'est d'ailleurs là une des plaies du net ce grasseyant rabâchage des vannes depuis longtemps ouvertes et vidées.

samedi 12 décembre 2020

EKEKO, sa famille et son petit théâtre. (Première suite provisoire)

 Il faudra un jour reprendre cette classification des dieux de l'entourage, si nécessaire par ordre alphabétique, d'autant que la parentèle et l'association qu'elle essaie de recenser est loin d'être close par cette actuelle et succincte énumération. Voici pour commencer les membres dont j'ai pu observer avec certitude la présence dans cette frange du monde, cette marge, ce tiroir secret où ils sont en parti relégués par nos visées rationalistes et maintenus en réserve face aux incertitudes de la gouvernance et aux rigueurs du progrès technologique :

Tout d'abord, eu égard à sa toute puissance, ERA, au double visage, blonde déesse du relief sculptural, à la fois héritière par sa culture et ses standards de vie, de la tradition hollywoodienne et des télénovelas latino. Elle est la fille préférée d'EKEKO, dispensatrice de lubricité et de haine parmi les dieux et ici-bas, compagne officielle d'OUTRONS le jour, maîtresse de BLEU la nuit. Curieusement quand je la rencontre en rêve elle est elle-même prise dans les rêves de très anciens guerriers qui ressemblent à ceux de la Guerre de Troie.

Ensuite viennent des dieux moins fermement dessinés sous mes yeux dont je ne peux qu'évoquer la silhouette :

GLOURS, dieu et déesse hermaphrodite dit.e rituellement "du pardon de la main du criminel amoureux", dieu et déesse de l'oubli des erreurs, de l'éternel recommencement sans mémoire.

VITUPERAIRE, deuxième fille d'EKEKO, baignée de lumière violette, elle tient la table des jeux entre les miroirs d'inanité, on ne sait jamais ce qu'apporte son regard. 

Théo Lépilant, mortel parmi les dieux, élevé au rang des dieux de l'Olympe d'EKEKO où, méprisé à cause de son haleine, il occupe cependant un fauteuil pliant dont la toile est marquée à son nom. Qu'y fait-il exactement ?  Il semble s'y occuper de machines très complexes produisant des images.

BLEU, unique fils mâle d'EKEKO, chante entouré d'un chœur dans les cérémonies qui précèdent les échecs prévisibles.

DEMIMORT et HUMANITION, faux jumeaux des temps nouveaux, répondent toujours en écho; leurs statuettes sont placées à l'entrée des salles de conférence des organismes internationaux où ils psalmodient en tant que représentants d'EKEKO, les mots : guerre ou consensus arraché aux bourreaux. 

OUTRONS, déjà nommé, compagnon de la belle ERA. Dieu de la satiété, du banquet, invoqué contre le vomissement et le hoquet.

NATO survole les nations en paix et continue le carnage par d'autres moyens. Son rôle tragique est atténué par la forme de son corps, on le prend de loin pour un papillon bleu aux yeux cerclés d'or.




vendredi 11 décembre 2020

Ekeko, sa famille, sa cour et son théâtre.

 Parmi les dieux que mon lecteur doit connaître, il y a d'abord EKEKO en personne, qui fut d'abord un géant. Ce dieu est maintenant encore reconnu par des milliers de gens et règne dans la haute cordillère des Andes sous l'espèce d'un petit personnage ne payant guère de mine qu'on peut facilement se procurer dans les boutiques spécialisées à Lima par exemple. Il est préférable de se le faire offrir, certains disent aussi de le voler. Assis au pied d'un mur ou adossé à une hauteur, un monticule ou au dos d'un fauteuil, généralement moustachu, représenté chapoté et vêtu de blanc il peut apporter la fortune ou le malheur dans votre maison. C'est le dieu du hasard, des jeux, des coups du sort.

On lui offre ce qu'on veut, surtout traditionnellement des billets de banque mais cela ne saurait suffire, son culte est exigeant. En particulier, il est nécessaire de lui accorder une fidélité sans faille, sans interruption aucune et à ce prix il devient favorable mais aussi encore plus exigeant. Si on se détourne de lui, par négligence, oubli ou versatilité, il peut être terrible et retourne les bienfaits dispensés en malheurs, fléaux, catastrophes. Autant dire qu'il vaut mieux l'approcher, si on l'approche et si par désespoir ou désir de lucre on se met à le cultiver, en toute conscience et ne pas l'abandonner.

L'étude que j'ai pu faire sort un peu du cadre traditionnel reconnu et établi au Pérou, en Equateur, au Chili.

Il me semble, mais c'est une opinion personnelle, que ce dieu survivant d'anciennes pratiques sans doute très anciennes a été modifié dans sa nature profonde par quelques siècles de bouleversement locaux et parfois d'importance continentale après l'arrivée des Espagnols dans ces régions. Il est selon moi le seul survivant explicitement connu d'une famille et d'un petit théâtre qui l'entouraient dont j'ai cru pouvoir, parfois en rêves chamaniques, quelquefois en les découvrant sur mon chemin et parfois loin des montagnes où ils sont nés en principe, reconstituer quelques éléments non sans rapport avec les profondes transformations du monde dont les Andes, aussi isolées soient-elles encore par endroits, en particulier en extrême altitude, n'ont pu que subir, comme EKEKO lui-même, les contre-coups et dont voici quelques accompagnateurs, comparses ou personnages ayant aussi un statut divin quoique moins puissant.

(A suivre . . . ) 

Appelons-le R pour continuer une série en R mais qui n'a rien à voir.

 R est, était, un grand monsieur aujourd'hui disparu que j'ai connu à peine et il y a longtemps. J'aurai d'autant plus de mal à parler de lui que je l'ai vu très peu, même si j'ai travaillé pour lui, sous l'autorité de gens qui lui étaient dévoués et qui m'avaient nommé, j'ai travaillé sous son regard très intermittent sans doute, au moins par leur intermédiaire. Il avait, au Département et dans les sphères très voisines de la politique, une drôle de réputation. Enarque audacieux et marginal, visionnaire, il avait l'oreille de quelques hauts responsables qu'il aurait pu égaler, au rang de ministres ou grands ambassadeurs mais, ayant constitué ses propres réseaux, il préférait rester un peu dans l'ombre et a choisi souvent au cours de sa vie de travailler dans le privé, au travers d'associations qu'il créait ou parfois, sans doute avec l'assentiment de l'instance suprême du gouvernement, dans l'ombre.

Comment situer cet inclassable ? Il a été rendu célèbre un moment par un coup d'éclat. C'est sur son instance que son obsession, la Francophonie, son champ à la fois fraternel - même si cette fraternité reposait parfois, pas toujours, sur des racines coloniales (étonnants liens de domination entremêlés de reconnaissance ou bâtardise) - et stratégique, était devenue, d'arme diplomatique, arme de guerre dans un combat qui se voulait mondial à une époque où la France pouvait encore jouer dans la cour des grandes nations. Il y avait acquis une réputation sulfureuse en tant que persona non grata dans plusieurs pays et surtout dans l'un d'entre eux.

Le fait est que malgré mon antigaullisme, mes premières options de "jeunesse gauchiste" clairement opposées à toute une tradition d'hégémonie paternaliste encore au pouvoir aux affaires étrangères et surtout dans ce ministère quasi indépendant qu'était le Ministère de la Coopération de la rue Oudinot, j'étais bien décidé à utiliser dans le sens que je croyais être libérateur, sur ce terrain aux mœurs féodales où régnait favoritisme et népotisme, ces rares passerelles qu'autorisaient à l'époque certains esprits ancrés dans le sérail mais plus ouverts que d'autres, qu'on nommait avec réticence et ambiguïté "Gaullistes de gauche".

Sans doute ces gens - comment ne l'auraient-il pas su après les enquêtes de police qu'ils réalisaient avant tout recrutement ? peut-être même m'avaient-ils recruté par leurs chasseurs de tête en misant sur la conversion possible d'un petit trublion - avaient parié à dix contre un sur le fait évident pour eux que le jeune révolté contre l'ordre ou le désordre du monde présent, poussé par le désir d'agir et une irrepressible ambition naissante, celle qui l'avait déjà fait sortir plusieurs fois du cadre du prof discret, anonyme et discipliné, allait mordre à l'hameçon d'une miette de pouvoir qu'on lui tendait et se ranger utilement à leur bord, avec le temps, dans une sorte d'acceptation post-hégélienne et mature du cours de l'Histoire telle qu'elle se manifeste et se plombe elle-même hors utopie. Le fait est que ces gens m'ont fait monter quelques marches avant de ne plus trop me soutenir et de disparaître eux-mêmes dans le maelstrom des influences fluctuantes et liées à des hommes, dont le fameux R.

Donc R était un homme que je savais presque tout puissant là-haut. Il restait d'autant plus mystérieux qu'on le disait gravement malade bien qu'actif et influent toujours. Je ne lai vu que trois ou quatre fois, une à Paris, la dernière pour lui rendre compte directement d'une action contestée par les hommes de la tradition mais dont on pouvait penser qu'elle ne lui déplairait pas, les autres lors de visites en poste au cours de congrès ou cérémonies où il apparaissait à la dernière minute sans prévenir. Ce qui m'a frappé de lui c'était son teint pâle, sa patience, son écoute, sa bienveillance. Grâce lui soit rendue. Les hommes ne valent que par les fibres dont ils sont faits et leurs choix en milieu toujours hostile, ambivalent, trouble, rarement non néfaste.

Finalement je devrais dire que je ne l'ai pas connu non pas pour cacher ce rapport lointain et décisif à un moment de mon ancienne vie mais pour expliquer ce que je crois des hommes influents au-delà de leur petit cercle. Peu importe leur croute, leur apparence, leur image, leur médiatisation ou non. Ce qui compte c'est leur foi en ce qu'ils font et leur aptitude à tisser des liens. Bref, le contraire de nos hommes de premier plan qui trop souvent pourraient être joués, vides de substance, par n'importe quel comédien un peu doué et bon caméléon.

mercredi 9 décembre 2020

RRR 2. (Récit de Rêve Rapporté, suite).

 Note bio-biliographique : cette transcription placée ici chronologiquement après le fragment RRR1 [numéroté CC, ce qui pourrait indiquer qu'il provient d'une toute autre série] et qui lui fait suite sans aucune garantie de réelle continuité ou authenticité est extrait des archives accumulées par des tiers, tiers à l'identité non dévoilée, sur transmission et à la demande de Dio Darko Brac durant la période clandestine et risquée où il a pu recueillir ces pièces. Il va sans dire que leur publication, du fait de leur nature de document de travail strictement privé, était, et cela ne fait aucun doute, déontologiquement exclue. 

Cependant les mêmes protagonistes que dans le passage précédent interviennent, l'un parle allongé, l'autre est assis et commente ou réfléchit en à par soi : 


- J'ai lu l'article tout en pissant, fait-il, l'air sombre et furieux, les caractères se sont imprimés dans ma mémoire.

Je sais comme sa mémoire est excellente. Je m'abstiens de tout commentaire et le laisse citer textuellement le journal qu'il semble lire, emporté semble-t-il et revivant son rêve; quel comédien il fait !

Il continue imperturbable, les mains tendues devant lui comme s'il tenait maintenant le journal d'abord collé au mur et maintenant détaché et tenu sous ses yeux :

- Le film a été pris à basse altitude par un avion furtif. L'armée américaine ne l'a pas encore divulgué et le conserve à des fins d'analyse stratégique interne. On distingue cependant, sans équivoque, sur les quelques images granuleuses communiquées au journal, Fido Maximov raide, rouillé comme une fusée pointée vers le ciel et oubliée après la guerre . . . 

Il s'interrompt pour préciser :

- Je le sais bien qu'ils m'appellent ainsi quand ils veulent me ridiculiser. 

il me fait une grimace affligée :

- Vous allez voir Doctor ! (Je n'ai jamais pu l'empêcher de m'appeler autrement que "Doctor".)

Il reprend sa "lecture" :

- . . . sous l'ombre de la visière de sa casquette, cernée de barbe, la bouche s'ouvre et se ferme. Ecoutez ça Doctor, c'est la technique qu'ils utilisent quand . . . 

Il est alors pris d'un hoquet et et je déclare la séance close pour couper court à ce que je sens venir. Je n'ai pas envie aujourd'hui de subir sa rhétorique. S'il a une histoire à me raconter il y viendra la prochaine fois.

En effet, la semaine suivante le voilà qui revient avec cet air un peu contrit et pourtant aux aguets qu'il sait si bien prendre. Il allonge son grand corps (c'est vrai que bien qu'un peu voûté maintenant il est de grande taille) assez lourdement sur le vieux divan tendu de velours vert râpé (il a voulu que la séance ait lieu au cercle des anciens combattants de la Révolution, dans une pièce aux murs rouge passé remplis de photos pâlies et jaunies à force d'éclats de soleil et de nappes de fumées de cigares, que personne n'utilise plus depuis longtemps et où il sait que nous serons parfaitement tranquilles). Il reprend son récit :

- Vous vous souvenez, Doctor, " la casquette et la bouche qui parle dans l'ombre", voilà exactement, je vous dis, la suite de l'article :

Il essaie de parler d'une voix neutre, sans inflexions ou emportements, où cependant les raclements de gorge et le roulement particulier des R doubles qui deviennent triples (à mesure que les séances avancent, après avoir fait quelques incursions dans la langue anglaise que mon interlocuteur manie assez habilement avec un joli roulement de R proche de l'accent écossais, nous ne parlons plus maintenant qu'en espagnol) apportent un registre et une tessiture difficiles à ne pas identifier. 

- Voilà la suite de l'article, ils écrivaient dans mon rêve :

" Il parle et il est en colère, on n'entend pas le son de sa voix mais par ses gestes on voit bien qu'il cherche à impressionner.

Il est debout sur son île seul. " 

"Debout sur son île, seul" reprend-t-il, vous vous rendez compte ? Il n'a pas pu s'empêcher cette sortie de lecture neutre.

Mais je n'ai pas besoin de l'interrompre, il reprend, plus neutre, puis peu à peu calme, de plus en plus lentement, l'air de plus en plus dégouté et me fait la lecture sage, à mi-voix, avec des essoufflements mais en articulant chaque mot, de sa gazette de cauchemar :


-  De l'autre côté de la mer, face à cette île où debout il parle, pas loin, au bout de ce continent prospère, à la bannière étoilée, se tient un appendice, une presqu'île, une sorte de trompe d'éléphant qui pend au milieu de l'eau salée, faisant face à l'île misérable où il parle.

Il est là seul debout, rouillé, il s'obstine à soliloquer. Sur l'île misérable dont les habitants sont partis un a un, il s'obstine.

Face à lui, du côté du continent riche, sur cette langue de terre prospère, au bord de la mer, sur la plage blanche de sable fin, des chaises longues sont alignées, exactement face à lui, à sa bouche qui parle, des milliers de chaises longues, des millions. Sur ces chaises longues, des milliers, des millions de retraités, ceux-là mêmes dont les fonds de pension gouvernent le monde, n'écoutent pour profiter du soleil, que le bruit de la mer.  



lundi 7 décembre 2020

RRR 1. Récit de Rêve Rapporté . . .

 . . . par l'interposition ou l'entremise involontaire d'un psychanalyste aujourd'hui déchu de son piédestal qui se dit victime d'un complot ou d'une cabbale après avoir eu de graves démêlés avec la justice de son pays et Interpol dans le cadre d'une commission rogatoire internationale mise en place pour l'accusation de crime en bande organisée, de cybercriminalité et de divulgation d'informations stratégiques classée secrètes par divers Etats. En effet, et quels que soient ses crimes réels ou faussement présumés, la mise en examen de cet homme d'influence a fait apparaître au jour, du moins aux yeux de quelques uns, des comptes-rendus de séances qui auraient dû rester dans l'ombre de son cabinet. Malgré les trop élémentaires précautions qu'il a très maladroitement (naïvement . . . ou peut-être plutôt à dessein, . . . mais alors dans quel but ?) prises en modifiant si légèrement les prénoms et patronymes de ses patients si haut placés pour la plupart dans le Gotha mondial, apparaissent ainsi en clair des séquences entières de la vie secrète et très privée de ceux qui par excès de confiance en ses talents d'analyste et en sa fiabilité de haut praticien,  l'ont autorisé à enregistrer ou à prendre des traces écrites de ces entretiens appartenant maintenant à la saisie légale de ses notes de travail.

Le fragment 630 CC faisant partie des pages mystérieusement répertoriées R3 dans ses archives, est d'autant plus difficile à classer qu'il est, parmi les documents inédits que je souhaite publier un jour, qu'il doit être considéré comme "très sensible" selon la nouvelle terminologie et qu'il est, de fait, de toutes façons, non publiable in extenso. 

Ce matin, Idel Castrof allonge son grand corps raide sur le divan de mon cabinet et me regarde en se retournant à-demi. Il a l'air vraiment ennuyé dans le survêtement rouge qu'il ne quitte plus depuis qu'il a été contraint de faire confiance à son demi-frère Aoul Castrof. 

Comme d'habitude, cependant, ça ne l'empêche pas de surjouer; il joue fort bien le gamin ennuyé qui dit, vraiment ça m'ennuie de vous le dire mais qui le dit.

Et il dit :

- La nuit dernière j'ai fait un drôle de rêve.

Il s'arrête un peu comme tout bon conteur puis il ajoute : les époques se mélangeaient et les pays aussi , j'étais berger . . . ni en Angola ni au Mozambique (petit rire sans me regarder), j'étais berger en Palestine. J'attendais dans une file. Je faisais la queue (rire à nouveau), non pas pour recevoir un cadeau ou une autorisation . . . non, j'attendais depuis longtemps pour l'adoration . . . 

Silence.

Il reprend :

- Et j'avais une terrible envie d'uriner.

Alors il m'adresse dans son vieux visage buriné, un peu décomposé, un sourire qui ne trompe pas, visible à cinquante mètres, un sourire comme en décrochait parfois l'abbé Pierre dans sa barbe, un sourire à désarmer une multitude.

- Un simple berger venu adorer l'enfant Jésus, reprend-t-il, juste avant l'arrivée des Rois Mages. Oui et j'étais trop pauvre pour faire un cadeau, mais j'avais une idée . . . 

Il marque un temps d'arrêt

- J'avais l'idée de m'approcher de la Vierge Marie et de lui dire :

" Au lieu de fuir en Egypte, ces histoires avec les Arabes ne vont jamais finir . . . "

J'avais subodoré une provocation politique, de celles qui lui servent maintenant à oublier sa prostate, mais je me trompais, c'était tout le contraire, l'histoire pour aujourd'hui se terminait par : "J'avais trop envie d'uriner, j'ai dû quitter la crèche et aller derrière le mur avant d'avoir pu parler à mon tour".

Mais je me suis encore trompé, l'histoire continue :

- Sur le mur où j'urinais, il poursuit d'une voix enfantine un peu moins enjouée, il y avait affichée la première page d'un journal : La Gazette de Kingston-upon-Hull, avec un gros titre dont je me suis dit sur le moment que je m'en souviendrais toute ma vie; c'était :

LE    DERNIER    DISCOURS    DE    FIDO    MAXIMOV.


(A suivre . . . )

dimanche 6 décembre 2020

Touriste.

 Faut-il le haïr ?

celui qui est supposé faire l'aumône de son intérêt pour ce pays déshérité du bout du monde qu'il parcourt contre vents et marées par tous les moyens, y épandant outre sa curiosité toujours mal informée, tous les maux que l'on sait, dont le moindre n'est pas cette brèche qu'il crée, ouverte à tous les diables par son récit de voyageur, ses images et son pillage de petits fragments pittoresques et transportables dont il pourvoie en avant coureur le marché.

Je me revois, souvenir cuisant, me baladant à 23 ou 24 ans - c'était sans doute mon deuxième voyage à l'extérieur après la Grèce, dans un pays non-immédiatement frontalier du mien - faisant joyeusement, nous grimpions sur les pierres et les gros blocs au bord de la mer, le tour des fortifications d'Hammamet avec le très jeune fils, il devait avoir 9 ou 10 ans, d'une amie tunisienne mariée à un Antillais, interpelé violemment par une femme en très bon français :

- Ce n'est pas bien ce que vous faites-là, Monsieur.

Je la regarde interloqué puis je comprends et lui explique qui est qui et elle ne me croit pas pour autant.

C'est depuis ce moment peut-être que j'ai ajouté à la juste et universelle dépréciation du tourisme où qu'il prenne place et apporte son lot de prostitutions et profanations, la haine de tout ce qui ressemblerait en moi au surgissement de l'esprit touristique, y compris dans l'apparition de cette trop joyeuse curiosité qui naît devant des êtres et des paysages qu'on découvre sans rien en savoir pour la première fois.