mardi 15 septembre 2020

Façons (de voir le monde).

 C'est le hasard d'une programmation d'Arte qui m'a remis face aux Andes chères plusieurs fois à mon cœur (dont une lors d'une visite au moment critique, on approchait de la fin du Chili socialiste, où le MIR risquait de mettre le Président Allende en danger face aux menées de la CIA occupée à "faire crier l'économie chilienne" ) . . . (à mon cœur d'expatrié volontaire, sortant à peine, bien que le temps soit déjà passé, des exaltations de mai 68 en France et désireux d'aller y voir de plus près ailleurs et plus loin) face à ce troisième volet du documentaire réalisés en 2019 par Patricio Guzman. Ce cinéaste chilien vivant à Paris après avoir quitté son pays d'abord pour Cuba puis pour l'Espagne, et après être passé par le stade fameux et les prisons de Pinochet en 1973, qui a produit là, sous le titre La Cordillera de los Sueños (Œil d'Or au Festival de Cannes) une prodigieuse façon de voir le monde.  

Certes sa vision est parfois apparentée à celle de ses prédécesseurs et amis, Chris Marker et Joris Ivens, en images surprenantes ou en beauté onirique. Mais sa quête intemporelle, en plans larges très larges ou très rapprochés, en montage et raccourcis télescopés, incorporés d'interviews de personnalités fortes, produisent un tissu de paysages, matières, lumières, qui donnent librement à penser et n'appartiennent qu'à lui. Rappels, nostalgie, irruption de l'actualité dans le panorama immobile, jeux profonds de la mémoire, images jamais oubliées  mais rares, débusquées et jouant sur le sens à donner au présent, irriguées parfois de sa voix claire, mélodieuse, détaillant précisément, en diction un peu lente, parfaite, le réel, sans emphase ni jeu inutile où tout est éclairé et articulé d'un mouvement qui renforce, reconstruit et fonde les impressions. 

Saisissement de ces images agrandies, gigantesque de la cordillère, peintes dans le métro où, plan rapproché, passe la foule aveugle, indifférente, tête basse, à ces beautés en arrière fond.

Tout militantisme est absent de ce discours beau et fluide qui démonte sans démonstration la présence et l'avancée continue de la dictature du général disparu ayant détruit la démocratie populaire et ouvert la voie où triomphe le libéralisme féroce.

Le plaisir et la réflexion du spectateur sont ici appelés, sans recours à l'image d'Allende-martyr, par la vision du poète qui - comme le sculpteur qu'il interviewe et le peintre, enracinés tous deux, mais aussi, comme lui, exilés au pied de cette barrière de montagnes, si large, si longue, infranchissable - "se sent adossé aux Andes" dans ce qu'elles ont, juge ou témoin impartial et muet, icone imaginaire impassible, rêvée, de majestueusement plus fort que l'histoire dramatique des hommes.

 

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