lundi 21 juin 2021

Langue.

 En une seule profération, mot étonnant, impressionnant, mouillé et tellement premier, modulé, venu du plus profond, organe et produit, arme cachée, trésor, patrimoine pointu, transmis, liquide et souffle joueur de sons, orgue, organe du goût, contact, tendu, labiales, dentales, voyelles coulant, pont.

Langue de sable, prendre langue, apprendre des langues, elle a roulé sa langue dans ma bouche, langue qu'on peut tirer, telle une limace ou rendre agile, dressée, courante, véloce plume cursive, sentir étrangère ou maternelle . . . enrichir, expurger, fluidifier, chevaucher.

Bien qu'ayant vécu souvent à l'extérieur de l'Hexagone je sais peu de langues et finalement les entend mais, sauf une ou deux, me sens coupable de les pratique assez mal. Eviter à tout prix de les écorcher. S'abstenir, écouter. Ou prendre plaisir à s'y rouler vif une fois franchi un seuil d'agilité.

Faute d'avoir passé son doigt au bon endroit, c'est la faute au toubib qui a aidé ma mère à me mettre au monde dans sa maison, loin de l'hôpital, comme on faisait autrefois, à domicile, je suis resté longtemps avec, au sens propre, un fil attaché, indocile, ou du moins une partie de fil sous la langue, peu bavard, ce qui ne m'empêchait nullement de prononcer bien et personne ne s'en apercevait, si ce n'est un dentiste qui, plus tard, s'en avisant y a remédié et a tranché dans le vif, habilement, comme on tranche un fil de bavette d'aloyau. Mais j'ai toujours du mal avec le double R espagnol, langue que j'aime pourtant, peut-être est-ce sans rapport, je le crois, même maintenant que je sais que Cortázar le grand, l'inventif, le traducteur polyglotte, inexplicablement, ne les prononçait pas.

Peut-être, mais . . . je ne sais, est-ce pour compenser ce mutisme des premiers jours qu'il m'a fallu ensuite m'engager dans des métiers de verbe, discours, plaidoyer, raisonnement, rhétorique, cours, vers, métiers de paroles, aphorismes, commentaires, contes et calembours. Qu'il m'en est resté si fort, trop fort peut-être, ce désir de participer, de parler.

Mais, oui,  je sais pourquoi j'aime la langue portugaise du Brésil.

Comme si nous n'avions pas assez de travail en prépa, on nous autorisait à apprendre, avec cours facultatifs dispensés en petit comité, une langue supplémentaire s'ajoutant à celles que nous avions choisies, latin et castillan pour moi. Il se trouvait que la prof de portugais était plus qu'attirante et charmante et c'était une raison suffisante pour la choisir, cette langue, en matière d'option et loisir. Je n'imaginais pas la suite de cet engagement que je croyais subsidiaire. Ensuite tout s'est enchaîné, Camoens, Pessoa, cinéma brésilien au moment du Cinema Novo, coup de foudre, jeune fiancée rencontrée à la fac de Toulouse et amoureuse de lusophonie, poursuite, rupture puis poste au Brésil, macumbas, candomblés, sambas, charme et langueur, violence crue de cette capitale des moiteurs avec ses nuits secrètes et aussi ses classiques, c'était une très grande époque, Jorge Amado, l'Orfeu negro de l'autre Camus, Vinicius de Moraes bien bien sûr, un des pères de tout ça, vieux déjà, chantant et parlant avec son verre de whisky sur scène, tous ces chanteurs inspirés du peuple riant et souffrant, bercé en douceur, sans illusion, Gilberto Gil, Toquinho, Chico Buarque, Maria Bêthania, cris et frictions de la cuica et bien d'autres, chanteurs du Nordeste ou du semi désertique Ceara.

Cette chaleur lourde de Rio ou Salvador, cette langue douce, liquide, directe, raccourcie, économisant la fatigue, faite pour danser, le tour était joué, j'étais ensorcelé. J'aurais dû rester à Rio encore capitale de fait, plus longtemps. 

Une capitale où on pouvait se promener en maillot de bain, peau à nu, indifférent aux tenues, impudique et cruelle, étouffante, infernale, labyrinthique et ouverte. Accent carioca à nul autre pareil, ville où se trouve le plus émouvant temple positiviste que j'ai connu. A deux pas de la plage, un grand noir porte une bouteille de butane sur la tête, pauvre, athlétique, désinvolte. Le bus est bondé, le chauffeur est ivre de fatigue, les voitures foncent comme au Grand Prix. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire