samedi 2 mars 2024

L (de ces lieux)



Celui qui revient le plus souvent dans mes rêves.

La première maison de Rio. Ou au moins un morceau.

Nous ne sommes restés au Brésil que deux ans mais c'était notre premier long séjour à l'étranger, le plus marquant peut-être pour nous, un séjour d'explosion des sens, ça commençait mal pourtant.

D'ailleurs mon prédécesseur qui venait pourtant de Bombay où il était en mission précédemment, n'avait pas tenu le choc. Il avait décidé, écrasé par ce retour à la misère, à la crasse, à la chaleur suffocante, d'abandonner son poste, de rentrer en France à ses frais au bout d'à peine quelques semaines.

On nous avait indiqué un hôtel propre et pas cher situé sur une belle place assez proche de mon lieu de travail, mais qui sentait le désinfectant frais répandu tous les jours (accueil fatal pour nous, néophytes des tropiques, d'autant que nous venions de voir "Mort à Venise" à Paris, quelques jours avant de prendre l'avion) et ensuite dans une rue proche qui avait compté des demeures bourgeoises, dont celle occupée par Paul Claudel, ambassadeur de France ici durant la fin de la guerre 14-18, un appartement exigu, bruyant, malcommode comme accès et communication des deux pièces, mais que nous avions du adopter un temps pour les mêmes raisons de commodité des déplacements à pieds dans cette énorme ville. Ce quartier central était, par ailleurs pourrait-on dire, s'il était permis de faire abstraction des hommes et des femmes le peuplant à certaines heures, une vraie cour des miracles. Mendiants vêtus de loques, estropiés rampant au sol sur des patins bricolés faute de fauteuils ou de béquilles, aveugles les yeux crevés de plaies, visages patibulaires de passants pressés traversant en diagonale l'espace (j'ai pris à la suite de ce type d'expérience l'habitude de prendre cet air de tueur à gage quand je traverse une zone urbaine à risques). Puis nous avons eu la chance.

Assez rapidement, par cooptation, nous avons pu prendre la place d'un attaché d'ambassade qui lui, désolé qu'il était, devait rejoindre son poste à Brasilia. C'était au moment du grand charroi des meubles et personnels des dernières administrations et services annexes jusque là récalcitrants à ce chambardement et à cet exil (députés, sénateurs, diplomates étant les derniers évacués de la Superbe Rio devenue ex capitale).

Nous avons donc par privilège de recommandation, habité plus de neuf mois le rez de chaussée surélevé et le premier étage de cette très grande maison familiale haute de cinq étages. Elle était l'unique survivante de l'urbanisation massive. J'ai vérifié, elle est encore là, dressée, aujourd'hui, entourée d'étouffants buildings et surplombée par une favelle, plus que jamais menacée avec cependant l'avantage d'être à deux pas de la mer.

Cet appartement duplex était trop grand pour nous et trop cher en loyer dans ce Rio super Côte d'Azur où j'avais un salaire plus important qu'en France avec la prime d'éloignement mais où nous étions, tous comptes faits, assez pauvres. Parenthèse, par la suite, quand je serais entré au circuit des postes diplomatiques, on me proposerait sans rire d'être attaché culturel à San Francisco où le titre qui n'attirait plus grand monde bien qu'apparemment enviable et mirobolant offrait un gain inférieur à celui des éboueurs locaux

Nous avons cependant, entre temps et dans un contexte encore d'euphorie, ce départ avait été vécu comme une aubaine inattendue, cédé à la tentation d'occuper ce lieu.

Bien nous en a pris. Il faut dire c'était un logement unique bien que sans grand confort. 

La maison avait été construite par un ancien fabriquant de fenêtres d'aluminium qui y logeait, par tranches d'âge, y régnant encore et s'étant réservé le haut agrémenté d'une immense terrasse, étage par étage, toute sa descendance. Nous n'y occupions, simples très provisoires locataires, pièces rapportées à la famille hiérarchisé, et il se trouvait justement que nous y étions inclus par là, au moins dans la superposition de générations, les plus jeunes, que le bas.

Le bas du bas n'était pas super-agréable et manquait un peu de lumière malgré ses belles grilles et sa vue sur jardin en contre-bas mais l'entrée était spacieuse et menait par un superbe escalier de marbre tout droit à un étage qui avait été le grand salon de réception et de musique de la maison avant d'être réaménagé et loué à des étrangers pouvant garantir un paiement en dollars. Entre autres bizarreries l'espace contenait un bas-relief de Diane chasseresse accroché à la rampe protégeant la cage d'escalier et, sur le mur du fond du grand salon, face à cet escalier, une petite lumière ronde et incandescente  s'allumait quand l'un des occupants très légitime héritier supérieur utilisait l'ascenseur qui ne s'arrêtait pas, ou plus, chez nous, gens d'en bas.

Finalement nous avons vécu là peu de temps mais comme des princes, recevant nos nouveaux amis français et brésiliens qui s'extasiaient sur l'escalier à balustrades nobles, sur les colonnes supportant l'ensemble du bâtiment, sur la Diane chasseresse de plâtre, sur la vue que nous avions du petit jardin tropical avec ses deux palmiers voisins des colonnes, faisant face au fond de la rue Anchieta, sur les gigantesques rochers qui sous la favelle et aux approches du Pain de Sucre, se transformaient en spectaculaire cascade les jours de pluie, sur la proximité de la petite plage du Leme assez tranquille où nous posions souvent nos serviettes pendant le bain, ayant garde de ne pas y laisser traîner, à côté, de vêtements ou chaussures trop neufs.

C'est là en mangeant la feijoada maison que nous osions faire, en buvant force caipirinha, que, grâce à la prof de dessin du Lycée français qui était devenue une copine et qui nous avait introduits, nous avons connu une bonne fraction de la jeune garde montante des plasticiens de Rio de l'époque, dont le graveur Eduardo Cruz venu du Sud qui dessinait des gauchos, ces cow-boys qui jouxtent l'Uruguay ou le très turbulant inventeur d'une planète où sont relégués les gens très riches et très laids, Fernado Duval, dont je vous parlerai un jour.

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