dimanche 9 avril 2023

M de Maître à penser (un).

 Nous l'appelions Le Pech. Ce surnom était une partie de son vrai nom. Il était grand, raide et un peu figé derrière ses lunettes qui faisaient loupe sur ses yeux, il était surtout sourd d'une oreille et préférait donc que les grands gamins du dernier rang parfois carrés et moustachus (au moins deux d'entre eux) comme des hommes, nous étions en terminale et il y avait une petite brochette de redoublants virilement (c'était bien avant la mixité dans les lycées) planqués aussi loin que possible du premier rang, se mettent au fond de la classe et en haut s'ils y tenaient, mais plutôt à sa gauche, laissant vides les bancs de droite, dans la salle aux gradins en pente raide de théâtre grec qui lui avait été affectée pour son acoustique, on pouvait le supposer. De plus, cette salle avait son entrée dans la cour d'honneur ce qui aurait pu permettre au censeur chétif et rougeot, peu enclin à exercer des brimades sévères qui avait son bureau à deux pas, d'intervenir malgré tout, au moins de sa voix aigue et criarde, en cas de nécessité, ce qui ne fut, à ma connaissance, jamais le cas.

Un jour où il était en veine, lui habituellement peu enclin aux exhibitions personnelles de son passé, sauf si elles avaient une valeur de témoignage politique, nous avait expliqué de sa voix un peu trainante, cassée par les Gitanes maïs qu'il fumait en essayant de se restreindre, en reprenant son souffle encore haché par l'émotion, comment il avait perdu l'usage d'une oreille, enterré qu'il avait été à côté d'un obus tombé et explosé tout prêt de lui durant la guerre, l'avant dernière guerre, la Grande, celle de 14, de la boue, des massacres, des pacifistes fusillés et des tranchées.

Oui, il faut remonter le temps, je vous parle d'époques bien antérieures.

N'oubliez pas que le denier "Poilu" est mort à 110 ans à Paris en 2008 . . . et que donc en l'an 1958, cinquante ans avant, en cette époque lointaine où j'ai, avec ces lascars, passé mon bac, il avait comme mon Maître à penser, à peine l'âge d'approcher de la retraite.

Pourquoi vous parler de lui ?

Je lui dois beaucoup. 

Je lui dois concrètement, outre une vocation ferme, deux choses : d'avoir lu vraiment Spinoza et aussi d'avoir lu attentivement à la bibliothèque municipale de ma petite ville natale, les Temps Modernes, revue fondée par Sartre et Beauvoir avec une pléiade d'intellectuels dont Merleau-Ponty et Leiris. Pour Spinoza j'avais déjà commencé en classe de première sous l'influence d'un copain plus âgé, justement un de ses anciens élèves, si bien que quand il nous a proposé comme sujet un peu inattendu et ceci dés le premier trimestre "qu'est-ce que le panthéisme ?" je me suis plongé dans "l'Ethique" jusqu'à savoir bientôt y nager sans m'y noyer. 

Pour ce qui est de la revue des Temps Modernes qui dénonçait les tortures en Algérie et était de temps à autre interdite et saisie, elle m'a au moins je l'espère, une fois pour toutes (mais c'est là sans doute une vision bien optimiste de ma vie) ouvert les yeux.

Pourquoi vous parler de ça ?

Vous n'imaginez pas à quel point je me sens aujourd'hui, en exil et vieux, déjà mort à moitié, en ces jours de renaissance du printemps, de mémoire de libération de l'esclavage pour les juifs, de résurrection pour les chrétiens, de révélation et de jeune pour les musulmans, presque (le ressenti compte autant que l'exactitude) Mathusalem parmi vous, l'homme d'où naquit Noé et qui mourut l'année du déluge. Etant déjà tourné vers le lointain passé et moi-même anonyme et inutile rescapé d'époques, telles celles où était possible une revue telle ces "Temps (ou à d'autres moments le journal Combat de Camus), Modernes" relevant d'une archéologie des luttes et des idées, bien englouties et révolues. 

C'est sans doute que, vieillissant, le témoin comme l'enfant qui se souvient de ses premiers jours les grandit et voit (dans son effort de mémoire naif) les événements et les hommes qui les ont traversés comme des géants.


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