jeudi 30 juillet 2020

F de Femmes.

E. Elle avait connu la guerre mais du mauvais côté dans une grande ville d'Allemagne. Elle ne disait jamais laquelle ni ce qu'avait pu y faire sa famille. Elle se plaignait des terribles bombardements américains et du rationnement de nourriture dans son enfance jusqu'au moment où se rendant compte qu'elle parlait devant des Français ou des Anglais, elle s'arrêtait de geindre. Elle avait lu et continuait à lire beaucoup de littérature diverse, mêlant prix Nobel et auteurs contemporains qui lui étaient recommandés par ses nombreux amis plus ou moins lettrés, elle lisait toujours ou regardait les films en version originale car elle avait appris beaucoup de langues et avait été traductrice ou au moins secrétaire multilingue, mais elle ne pouvait ni conduire, ni monter à vélo, ni accomplir certaines tâches trop techniques qui créaient dans son esprit une panique ou une confusion irrépressible, tellement elle avait été traumatisée par cette guerre vécue du mauvais côté. Au milieu de tout ça elle avait gardé des opinions assez traditionalistes et même admirait les régimes autoritaires, elle ne détestait pas l'islam mais abhorrait les Gitans, Tziganes, Roms et gens du voyage assistés selon elle en pure perte. Dois-je regretter de l'avoir perdue comme amie ?

N. Née au Sud de l'Amérique dans une propriété gérée par un intendant elle avait été violée par cet intendant séduisant et beau parleur alors qu'elle était la très jeune fille du propriétaire latifundiste et s'était crue à l'abri de ce genre de traitement réservé dans toute l'histoire universelle aux indigènes ou aux gens de peu. Son père ne l'avait pas crue quand elle avait dénoncé l'intendant abusif. Elle avait dû s'enfuir et mener seule et très jeune sa vie. Si bien qu'elle était maintenant une femme libre, responsable et engagée. Elle aurait pu militer avec des féministes mais n'avait jamais parlé à personne de son drame d'extrême jeunesse, préférant les milieux intellectuels et artistiques qui étaient soupçonnés de soutenir le combat des révolutionnaires alors à l'oeuvre dans le pays, armés jusqu'aux dents d'autant qu'ils s'emparaient d'arsenaux et casernes avec audace, réfugiés dans des coins perdus de la sierra, noyautant les prisons où ils étaient enfermés quand ils étaient pris et fréquentant de temps à autre la capitale pour y retrouver des amis, s'y distraire, et y mener des actions violentes et spectaculaires ou simplement y organiser en toute impunité de très courts défilés auxquels personne n'osait s'opposer. J'apprends que maintenant, beaucoup plus âgée, elle fait partie d'une organisation défendant les femmes exposées aux violences et aux abus de toutes sortes.

O. Nous avions pris contact à la sortie d'un restaurant populaire à Paris, elle était avec une amie qui parlait sa langue et je me rendis compte que malgré son long séjour elle avait gardé un très fort accent latino. En marchant elle avait l'habitude de regarder de temps à autre derrière elle. Parfois - elle connaissait parfaitement Paris - nous passions sur sa demande dans des ruelles étroites, prenions des escaliers transversaux permettant de changer de palier et de rompre la linéarité de la promenade, ou elle nous faisait emprunter des passages un peu obscurs et sentant l'urine entre deux places que, bien que promeneur acharné, je n'avais jamais explorés. Ainsi elle ne cachait nullement son passé de passionaria habituée à ruser avec la police ou les forces armées dans le pays d'où elle venait, ni sa peur d'être, encore longtemps après, retrouvée par les sbires des milices qui l'avaient contrainte à fuir et à obtenir un statut de réfugiée dans notre pays. Un jour elle me révéla qu'elle avait eu beaucoup de mal à ne pas accepter et à ne pas se remettre, malgré - mais comment cela aurait-il pu en être le but ? - une longue psychanalyse, d'avoir échappé aux chiens enragés et vicieux au service de la clique militaire au pouvoir, qui avaient pris par erreur sa sœur, bourgeoise "désengagée" un peu naïve et innocente de subversion, par pure précipitation et confusion (ressemblance autant que nom de famille) avec elle militante, qui l'avaient torturée jusqu'à la mort et dont le corps comme tant d'autres, n'avait jamais été rendu à sa famille.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire