vendredi 11 décembre 2020

Appelons-le R pour continuer une série en R mais qui n'a rien à voir.

 R est, était, un grand monsieur aujourd'hui disparu que j'ai connu à peine et il y a longtemps. J'aurai d'autant plus de mal à parler de lui que je l'ai vu très peu, même si j'ai travaillé pour lui, sous l'autorité de gens qui lui étaient dévoués et qui m'avaient nommé, j'ai travaillé sous son regard très intermittent sans doute, au moins par leur intermédiaire. Il avait, au Département et dans les sphères très voisines de la politique, une drôle de réputation. Enarque audacieux et marginal, visionnaire, il avait l'oreille de quelques hauts responsables qu'il aurait pu égaler, au rang de ministres ou grands ambassadeurs mais, ayant constitué ses propres réseaux, il préférait rester un peu dans l'ombre et a choisi souvent au cours de sa vie de travailler dans le privé, au travers d'associations qu'il créait ou parfois, sans doute avec l'assentiment de l'instance suprême du gouvernement, dans l'ombre.

Comment situer cet inclassable ? Il a été rendu célèbre un moment par un coup d'éclat. C'est sur son instance que son obsession, la Francophonie, son champ à la fois fraternel - même si cette fraternité reposait parfois, pas toujours, sur des racines coloniales (étonnants liens de domination entremêlés de reconnaissance ou bâtardise) - et stratégique, était devenue, d'arme diplomatique, arme de guerre dans un combat qui se voulait mondial à une époque où la France pouvait encore jouer dans la cour des grandes nations. Il y avait acquis une réputation sulfureuse en tant que persona non grata dans plusieurs pays et surtout dans l'un d'entre eux.

Le fait est que malgré mon antigaullisme, mes premières options de "jeunesse gauchiste" clairement opposées à toute une tradition d'hégémonie paternaliste encore au pouvoir aux affaires étrangères et surtout dans ce ministère quasi indépendant qu'était le Ministère de la Coopération de la rue Oudinot, j'étais bien décidé à utiliser dans le sens que je croyais être libérateur, sur ce terrain aux mœurs féodales où régnait favoritisme et népotisme, ces rares passerelles qu'autorisaient à l'époque certains esprits ancrés dans le sérail mais plus ouverts que d'autres, qu'on nommait avec réticence et ambiguïté "Gaullistes de gauche".

Sans doute ces gens - comment ne l'auraient-il pas su après les enquêtes de police qu'ils réalisaient avant tout recrutement ? peut-être même m'avaient-ils recruté par leurs chasseurs de tête en misant sur la conversion possible d'un petit trublion - avaient parié à dix contre un sur le fait évident pour eux que le jeune révolté contre l'ordre ou le désordre du monde présent, poussé par le désir d'agir et une irrepressible ambition naissante, celle qui l'avait déjà fait sortir plusieurs fois du cadre du prof discret, anonyme et discipliné, allait mordre à l'hameçon d'une miette de pouvoir qu'on lui tendait et se ranger utilement à leur bord, avec le temps, dans une sorte d'acceptation post-hégélienne et mature du cours de l'Histoire telle qu'elle se manifeste et se plombe elle-même hors utopie. Le fait est que ces gens m'ont fait monter quelques marches avant de ne plus trop me soutenir et de disparaître eux-mêmes dans le maelstrom des influences fluctuantes et liées à des hommes, dont le fameux R.

Donc R était un homme que je savais presque tout puissant là-haut. Il restait d'autant plus mystérieux qu'on le disait gravement malade bien qu'actif et influent toujours. Je ne lai vu que trois ou quatre fois, une à Paris, la dernière pour lui rendre compte directement d'une action contestée par les hommes de la tradition mais dont on pouvait penser qu'elle ne lui déplairait pas, les autres lors de visites en poste au cours de congrès ou cérémonies où il apparaissait à la dernière minute sans prévenir. Ce qui m'a frappé de lui c'était son teint pâle, sa patience, son écoute, sa bienveillance. Grâce lui soit rendue. Les hommes ne valent que par les fibres dont ils sont faits et leurs choix en milieu toujours hostile, ambivalent, trouble, rarement non néfaste.

Finalement je devrais dire que je ne l'ai pas connu non pas pour cacher ce rapport lointain et décisif à un moment de mon ancienne vie mais pour expliquer ce que je crois des hommes influents au-delà de leur petit cercle. Peu importe leur croute, leur apparence, leur image, leur médiatisation ou non. Ce qui compte c'est leur foi en ce qu'ils font et leur aptitude à tisser des liens. Bref, le contraire de nos hommes de premier plan qui trop souvent pourraient être joués, vides de substance, par n'importe quel comédien un peu doué et bon caméléon.

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