mercredi 9 décembre 2020

RRR 2. (Récit de Rêve Rapporté, suite).

 Note bio-biliographique : cette transcription placée ici chronologiquement après le fragment RRR1 [numéroté CC, ce qui pourrait indiquer qu'il provient d'une toute autre série] et qui lui fait suite sans aucune garantie de réelle continuité ou authenticité est extrait des archives accumulées par des tiers, tiers à l'identité non dévoilée, sur transmission et à la demande de Dio Darko Brac durant la période clandestine et risquée où il a pu recueillir ces pièces. Il va sans dire que leur publication, du fait de leur nature de document de travail strictement privé, était, et cela ne fait aucun doute, déontologiquement exclue. 

Cependant les mêmes protagonistes que dans le passage précédent interviennent, l'un parle allongé, l'autre est assis et commente ou réfléchit en à par soi : 


- J'ai lu l'article tout en pissant, fait-il, l'air sombre et furieux, les caractères se sont imprimés dans ma mémoire.

Je sais comme sa mémoire est excellente. Je m'abstiens de tout commentaire et le laisse citer textuellement le journal qu'il semble lire, emporté semble-t-il et revivant son rêve; quel comédien il fait !

Il continue imperturbable, les mains tendues devant lui comme s'il tenait maintenant le journal d'abord collé au mur et maintenant détaché et tenu sous ses yeux :

- Le film a été pris à basse altitude par un avion furtif. L'armée américaine ne l'a pas encore divulgué et le conserve à des fins d'analyse stratégique interne. On distingue cependant, sans équivoque, sur les quelques images granuleuses communiquées au journal, Fido Maximov raide, rouillé comme une fusée pointée vers le ciel et oubliée après la guerre . . . 

Il s'interrompt pour préciser :

- Je le sais bien qu'ils m'appellent ainsi quand ils veulent me ridiculiser. 

il me fait une grimace affligée :

- Vous allez voir Doctor ! (Je n'ai jamais pu l'empêcher de m'appeler autrement que "Doctor".)

Il reprend sa "lecture" :

- . . . sous l'ombre de la visière de sa casquette, cernée de barbe, la bouche s'ouvre et se ferme. Ecoutez ça Doctor, c'est la technique qu'ils utilisent quand . . . 

Il est alors pris d'un hoquet et et je déclare la séance close pour couper court à ce que je sens venir. Je n'ai pas envie aujourd'hui de subir sa rhétorique. S'il a une histoire à me raconter il y viendra la prochaine fois.

En effet, la semaine suivante le voilà qui revient avec cet air un peu contrit et pourtant aux aguets qu'il sait si bien prendre. Il allonge son grand corps (c'est vrai que bien qu'un peu voûté maintenant il est de grande taille) assez lourdement sur le vieux divan tendu de velours vert râpé (il a voulu que la séance ait lieu au cercle des anciens combattants de la Révolution, dans une pièce aux murs rouge passé remplis de photos pâlies et jaunies à force d'éclats de soleil et de nappes de fumées de cigares, que personne n'utilise plus depuis longtemps et où il sait que nous serons parfaitement tranquilles). Il reprend son récit :

- Vous vous souvenez, Doctor, " la casquette et la bouche qui parle dans l'ombre", voilà exactement, je vous dis, la suite de l'article :

Il essaie de parler d'une voix neutre, sans inflexions ou emportements, où cependant les raclements de gorge et le roulement particulier des R doubles qui deviennent triples (à mesure que les séances avancent, après avoir fait quelques incursions dans la langue anglaise que mon interlocuteur manie assez habilement avec un joli roulement de R proche de l'accent écossais, nous ne parlons plus maintenant qu'en espagnol) apportent un registre et une tessiture difficiles à ne pas identifier. 

- Voilà la suite de l'article, ils écrivaient dans mon rêve :

" Il parle et il est en colère, on n'entend pas le son de sa voix mais par ses gestes on voit bien qu'il cherche à impressionner.

Il est debout sur son île seul. " 

"Debout sur son île, seul" reprend-t-il, vous vous rendez compte ? Il n'a pas pu s'empêcher cette sortie de lecture neutre.

Mais je n'ai pas besoin de l'interrompre, il reprend, plus neutre, puis peu à peu calme, de plus en plus lentement, l'air de plus en plus dégouté et me fait la lecture sage, à mi-voix, avec des essoufflements mais en articulant chaque mot, de sa gazette de cauchemar :


-  De l'autre côté de la mer, face à cette île où debout il parle, pas loin, au bout de ce continent prospère, à la bannière étoilée, se tient un appendice, une presqu'île, une sorte de trompe d'éléphant qui pend au milieu de l'eau salée, faisant face à l'île misérable où il parle.

Il est là seul debout, rouillé, il s'obstine à soliloquer. Sur l'île misérable dont les habitants sont partis un a un, il s'obstine.

Face à lui, du côté du continent riche, sur cette langue de terre prospère, au bord de la mer, sur la plage blanche de sable fin, des chaises longues sont alignées, exactement face à lui, à sa bouche qui parle, des milliers de chaises longues, des millions. Sur ces chaises longues, des milliers, des millions de retraités, ceux-là mêmes dont les fonds de pension gouvernent le monde, n'écoutent pour profiter du soleil, que le bruit de la mer.  



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