mardi 15 décembre 2020

Couvre feu (suite).

 Ce n'est rien de dire que cette ambiance suintant la tristesse, l'humidité et l'absence d'eau à la fois, la pénurie de tout produit fabriqué et la guerre larvée ou éloignée dans les sierras mais imposant jusque dans la capitale ses apagones, coupures totales d'électricité et ses huelgas armadas, grèves forcées des travailleurs pas toujours volontaires, semblait faite pour décourager non seulement, certes, le tourisme, mais aussi toute industrie. Si l'on entend par industrie, les entreprises de fabrication de machines et d'objets de consommation, sans parler de petites entreprises telles que les imprimeries, maisons d'éditions minuscules, cinémas, galeries, salles de spectacles où l'on distribuait des tickets pour qu'ils puissent revenir aux spectateurs frustrés de la fin de leur film ou pièce de théâtre par une coupure générale d'électricité, c'était bien le cas. 

Mais ce n'était pas du tout le cas si l'on voulait bien entendre "industrie" au sens ancien et fondamental du mot . . . . qui renvoie à tout ce qui relève de l'habileté, de l'ingéniosité, des professions que l'on exerce pour vivre même mal et difficilement et surtout de l'art de l'improvisation et de l'invention.

Bien sûr j'avais déjà vu au Sénégal par exemple et en divers autres pays pauvres, les réparateurs en tous genres, y compris en électronique, tirer partie des épaves, vous refaire les sièges d'une voiture défoncés et brûlés par le soleil en plus beaux et presque aussi confortables que neufs et vous relier une ancienne encyclopédie en huit ou neuf tomes en peau de chèvre (on voit encore quelques poils sur la mienne, une vieille Quillet d'après guerre à laquelle je tiens) pour presque rien. Je n'étais pas un néo-expatrié ébloui par les techniques de survie des peuples surexploités, 

cependant, j'avais encore à voir et apprendre.

Le comédien (il survivait surtout d'une publicité de carrés de chocolat passant à la télé qui du coup l'avait rendu presque fameux et faisait que tout le monde lui souriait dans la rue) qui était passé me voir gentiment - sa troupe fut ma première introduction aux arcanes sinon cachés du moins peu apparents de la vraie vie des gens à Lima - me demanda, au moment de repartir chez lui, si je pouvais lui passer un peu de papier Q. Je fus surpris qu'il emporte la moitié du rouleau roulé dans ses doigts en m'expliquant que pour essuyer les vitre de son véhicule tout embué par le crachin doublé de poussière sableuse de la nuit il n'y avait rien de mieux, sinon aussi d'enlever totalement les essuie-glaces, ce qui évitait radicalement qu'on vous les vole. Ensuite, de fil en aiguille, je découvris, sans affiches, sans beaucoup de battage dans la presse, toute une série de jeunes troupes de professionnels devenus semi-amateurs (du moins avaient-ils tous un "second métier" pour gagner de quoi vivre) qui acteurs, metteurs en scène ou dramaturges, réchauffaient les nuits de Lima, faute d'avoir les moyens de mettre en bobines et d'en faire des films, par, sur de petites scènes, leurs créations souvent inspirées ou combatives. Ils fêtaient leurs succès réduits à un nombre limité de spectateurs venus en décalage horaire, entre chien et loup avant l'heure fatidique de se faire fusiller dans la rue par les jeunes nouvelles recrues de l'armée nationale, fraîchement appelés en renfort et postés aux nombreux postes de contrôles, tremblants eux-mêmes sans doute (il y avait eu déjà des "accidents"), si on traînait trop, dans des salles bondées mais confidentielles, au Cuba libre plutôt qu'au bourgeois pisco sour et parfois en présence, disait-on, des guérilleros venus en ville incognito.

De fil en aiguille et il y avait de quoi coudre, pas seulement des arpilleras, ces panoramiques andins sur tissus non pas collés mais cousus que les Chiliens ont répandus sur tout le continent, et pas seulement chez les théâtreux, de nouvelles amitiés qui resteraient longtemps fidèles, au moins jusqu'à ce jour.

Y compris par les antennes lointaines des réseaux par où nous pouvons communiquer maintenant, faute de mieux.

Ainsi mon premier couvre feu fut d'abord, comme on dit aujourd'hui, pas du tout "pur bonheur" mais bel et bien "un partage". Moi qui n'avais vécu, réellement vécu, chance rare en définitive, aucune guerre, trop jeune pendant la "dernière", trop vieux déjà et sursitaire marié, pendant celle d'Algérie, arrivé après et finalement, entre deux au Congo, sans parler d'un rapide passage au Brésil des dictatures ou d'une visite au Chili d'Allende encore avant, j'étais finalement bel et bien baptisé aux bruits qui l'accompagnent et initié à ce que peut dans ces cas, face à la force de la contrainte, l'initiative des hommes et, sans vaine charge de mots trompeurs, au milieu du chaos des injustices , la fraternité.

Amitié aux survivants.

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