dimanche 6 août 2023

Dakar, perché au-dessus de la Corniche.

Pour une fois je regarde la mer, ce ciel toujours invariablement bleu, je suis exceptionnellement debout et inactif sur ce balcon baigné d'une grande lumière et attenant à la pièce, presque une terrasse, où je ne vais jamais et c'est bien dommage. Le bureau que j'occupe n'est pas grand mais je l'occupe seul, j'y reçois sans arrêt toutes sortes de visiteurs, il est au troisième étage d'un immeuble dominant la Corniche avec cette magnifique vue mer. J'ai une chance inouïe, c'est mon premier poste en ambassade. Au loin Gorée scintille et j'aperçois la chaloupe presque à mi-course, bondissant sur l'agitation des vagues.

En bas, au rez de chaussée, dans le hall immense se tiennent postés les visiteurs qui attendent des rendez-vous ou qui espèrent être reçus sans, les plantons plantés debout et les deux gendarmes assis de l'accueil; au fond s'ouvre la porte du consulat avec un personnel assez fourni protégé par de simples vitres car les Français sont encore nombreux au Sénégal, pays qui entretient avec la France des rapports privilégiés. 

C'est toujours le savant académicien et poète qui a grimpé tous les échelons de la hiérarchie de l'intelligentsia du pays colonisateur du sien, Leopold Sédar Senghor qui, fier de sa "goute de sang portugais", regard de rigoureux lettré, levé au petit matin pour réfléchir, se laisser inspirer, travailler, écrire avant sa journée de Président, lui, premier parmi les premiers en Afrique, qui est aux commandes, maintenant ferme sa vision un peu utopique du monde, sa conception personnelle de la démocratie, de la négritude, et au grand damn de ses opposants, dans un monde ou montent les violences, son alliance à la France et si on se fie aux enquêtes jusqu'à ce jour, son rejet des compromissions criantes de la Françafrique.

Au premier étage se tient le représentant de la France sur ce territoire, l'ambassadeur en personne qui depuis sa mésaventure traumatisante avec De Gaulle, bloqué dans un ascenseur avec lui, quand il était son aide de camp, monte à pied jusqu'à son spacieux bureau. A côté de lui, l'attaché de presse, toujours à la botte, qui laisse sa veste sur le dossier de son fauteuil même quand il s'absente pour quelques minutes afin de montrer ou de laisser croire qu'il n'est pas loin, le Conseiller commercial et le conseiller militaire, les deux seuls qui comptent lors de "la messe", la réunion hebdomadaire de synthèse où tous les conseillers et quelques attachés sont présents. L'ambassadeur ne monte jamais les étages, il vous appelle sans préciser pour quel sujet, il vous interpelle d'un "vous pouvez venir ?" sans contradiction possible et sans que vous puissiez vous munir du dossier correspondant à ses attentes, assez souvent et quelquefois plusieurs fois dans le même jour, vous accourez ventre à terre et d'ailleurs sans trop d'angoisse, il est souvent catégorique mais très courtois et garde l'œil pétillant en connaisseur des vices, vertus et faiblesses de l'humanité. 

Au deuxième étage se tiennent les moindres conseillers, naval, sdec, culturel, crypteurs, autres . . . 

Si bien qu'au troisième où je recevais pas mal de monde, ceux que m'envoyaient mes supérieurs, ceux qui avaient quelque chose à voir avec le culture ou l'éducation, ceux qui reçus nulle part voulaient avoir une approche, fut-elle éloignée du pouvoir et des services émanant du système et de la France ex-mère dominatrice du pays, et surtout toutes sortes d'artistes, comédiens, créateurs, écrivains, chorégraphes, cinéastes, peintres, poètes, dramaturges, éconduits ailleurs ou non. Mais aussi les coopérants nombreux espérant trouver une oreille à leurs problèmes divers. 

Autant dire que je n'étais pas Dieu le Père mais un de ses éventuels messagers, parachuté là, trop jeune croyaient mes solliciteurs, pour savoir encore me débarrasser des importuns et pas encore fourbisseur de ruses machiavéliques. Pourtant j'avais appris très vite comment me défaire des quémandeurs (de subventions, de crédits directs, d'aides ponctuelles et urgentes, de renflouement d'entreprises hasardeuses) plus nombreux qu'on ne pense en pareil service. On me disait :

- Vous êtes vous aussi poète et surtout philosophe ? (On voulait souvent dire privilégié et nanti).

- Je répondais, oui, affligé d'un étrange complexe lié à l'argent, mais à l'inverse de Sartre qui a toujours son porte-monnaie plein de billets et laisse de très gros pourboires, moi c'est l'inverse, mon portefeuille je le trimbale aplati et vide les trois quarts du temps.

Surtout, invité, bien malgré moi, dés mon arrivée, dans une émission télévisée où on interviewait les supposés poètes, c'était un coup de mon supérieur direct qui pensait ainsi me tester et peut-être me ridiculiser, ayant rédigé dans le cadre de mon travail de "nègre" une dépêche rendant compte de l'interdiction du dernier film de Sembene Ousmane qu'il avait signée de son nom, j'étais devenu assez rapidement dans un milieu où les nouvelles et les ragots sur les nouveaux vont vite, un spécialiste rédacteur du discours circonstancié y compris pour notre gratin de hauts diplomates de carrière. 


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