mardi 4 janvier 2022

Larvatus prodeo.

 Voilà une formule du sieur Descartes aussi rabâchée en son temps (le temps où les Européens parlaient latin entre théologiens et savants, mais aussi et encore bien plus tard, rabâchée par les érudits et gloseurs se donnant des airs de . . . 'je le cite donc je le suis', doctement codifiés) et presque aussi banalisée que le fut plus tard le "Tout ce qui ne tue pas rend plus fort" du si iconoclaste, sulfureux et souvent si fâcheusement détourné, Nietzsche. Et n'y allons pas par quatre chemins, tout aussi en surface, fautivement et frauduleusement.

Quand Nietzsche parle de "philosopher à coups de marteau" il ne se prend pas bêtement pour un banal briseur d'idoles. Le marteau dont il parle est celui que les médecins de son temps utilisaient pour ausculter le corps, spécialement le buste et ses cavités cachées en tout patient. Il veut dire non pas qu'il faut casser de grands bouddhas vieux de plus de 1600 ans, mais qu'il faut savoir écouter les bruits souterrains qui se propagent dans nos civilisations, accoucheurs d'avenirs ou pas.

De même pourrait-on croire qu'il est facile d'interpréter le " j'avance masqué " de Descartes et déjà, ce disant, en le traduisant ainsi on s'engage sur une voie de sagesse - et peut-être de garage - très ordinaire du type "pour vivre heureux vivons caché". Mais faut-il vraiment se creuser la tête jusqu'à aller beaucoup plus loin ? Nietzsche si on le lit au lieu de le citer hors contexte, nous explique son propos et la formule frappante, provocante certes, s'éclaire à merveille comme celle, non d'un travailleur au marteau piqueur, mais comme celle d'un mélomane attentif aux sonorités et aux rythmes de son époque.

Dans cette affaire du larvatus, Descartes nous aide d'autant moins, lui qui est réputé et réellement si clair sur tant d'autres points essentiels, que ses dits "écrits de jeunesses" recopiés (sauvés) par Leibniz lors d'un voyage à Paris et retrouvés en Allemagne, que sont les titrés Olympiques et Cogitations privées, sont vraiment privés au sens de notés pour soi et ne visant à aucune confrontation publique.

Alors qu'en est-il ? Léon Brunschvicg, engagé dans la lutte pour le suffrage des femmes et époux d'une femme qui devint ministre, lui-même philosophe irréprochable auquel nous devons, entre autres clartés, ce merveilleux petit livre "Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne" jette-t-il en 1942 un pavé dans la mare quand il lit dans le " prodeo " de la formule un Pro Deo" ? Un pro Deo à entendre subsidiairement et à peine caché comme un "devant Dieu" ou peut-être même au sens du latin familier et parlé d'une certaine "élite intellectuelle" européenne au XVIIe siècle et plus tard, comme un : je le fais ou je le dis "gratuitement" sans y chercher de bénéfice (nous dirions "pour la gloire") ?

Voilà une première entrave à l'interprétation devenue habituelle, bien liée au contexte (oui, là au contexte réel !) réduit de la formule qui semble renvoyer à la littérature, à la poésie, au théâtre, - et nous savons que Descartes emporte avec lui, dans sa bibliothèque de voyage, un  gros recueil de poèmes - à l'image du jeune homme qui veut entrer dans le monde comme un acteur masqué sur une scène de théâtre antique.

Mais il y a mieux, c'est justement le larvatus.

Larvatus peut bien évidemment vouloir dire, en fin de course et d'usage : caché, masqué, mais . . . 

Mais ce participe passé signifie d'abord chez les meilleurs auteurs que Descartes a connus et fréquentés comme tout collégien de son temps : halluciné, délirant, comme un spectre, 

larva désignant d'abord le squelette, le revenant, bref le zombi . . . avant de désigner le masque.

Bref, bref, le larvatus prodeo, cache bien son jeu encore.

Et quand on sait que l'hyper-paradigmatique discours de la Méthode, parangon de clarté et d'évidence, commence par la très fameuse plaisanterie : Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée . . . formule quasi directement empruntée à Montaigne (même les fous croient qu'ils en ont) et qui fera dire à Pascal : "ce serait être fou par un autre tour de folie que de n'être pas fou".

Pourquoi ne traduirait-on pas à peine masqué par une bienséante et assez classique formule :

Halluciné devant Dieu !

Serait-ce étonnant que le jeune Descartes, qui avait déjà en main son doute tous les éléments fondateurs de son parcours, son cogito et sa mathesis universalis, après ou déjà avant ce rêve extraordinaire qu'il a fait dans sa chambre surchauffée de Neubourg sur le Danube, qui sait qu'il va devoir passer par l'hypothèse du Dieu trompeur, qui imagine littéralement les passants qui marchent sous sa fenêtre comme des spectres cachés par des chapeaux et des manteaux, ait voulu allusivement et pour lui-même, private joke, se moquer de lui-même devant le chemin apparemment inversé, absurde (démonstration par l') et fou qu'il allait, pour devoir démontrer sa thèse et trouver à sa manière de solides vérités, emprunter ?

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