lundi 5 décembre 2022

(Ode des/aux) Fous, Folles.

 Je ne parle pas de ceux qui la cultivent cette folie avec franchise, audacieusement. Qui en vivent, en font montre et la peaufinent, la sculptent, la déclament, l'incisent à coup de stylets dans le papier. Ceux-là sont fous mais ne sont pas fous. Artistes de leurs lubies qui ont pu, maîtrisée la sauvage bête, l'enfourcher et être menés loin. 

Respect absolu à ce courage. 

Je parle de celle irrépressible, effrayante, profonde qui gît, accent perdu aujourd'hui, comme un puits au bord duquel nous tournons tous, assis ou debout sur la margelle, pleins de vertiges ou de peur du vertige, celle non affrontée, universelle et congénitale, sise en nous.

On a pu parler de blessure, mais c'est encore autre chose, plus inquiétant et irréparable que cette échancrure, qui nous guette, parfois tout au long de la vie, plaie ou cicatrice tout au long du si court chemin. 

On a beau être solide sur ses deux jambes tendues et entraînées, pieds à plat, se sentir et s'être montré capable d'affronter sinon le pire du moins ces chocs imprévisibles du hasard embusqué, de supporter ces plaies, ou ces hontes, ou ses propres erreurs et ces situations quasi intenables qui en découlent et ces drôles de circonstances explosives, piégées, ou ces douleurs aigues, soudaines ou ces désespoirs inévitables si on s'y abandonnait, ces déconvenues prévisibles mais tenues sous trappe, sous cape, ces injures sans raison et hors de commune mesure, ces injustices hurlantes, ces incompréhensions fonctionnelles, ces deuils qui poignardent, personne n'est à l'abri du simple faux pas, mauvais choix, illusion persistante, intrus incrusté, quand arrive la chute dans la couche sous-jacente, dans la vie fantasmée, alors se dessine l'horrible grimace tissée de malheur.

A chaque instant la folie, l'excès, la colère, l'irréalité, la chimère, l'utopie, l'incroyable et mystérieux hasard, le coup du sort dégondé, nous guettent.

Reprendre sans arrêt les gestes, les avancées, lutter contre l'impossible comme si de rien n'était

Ainsi personnellement ai-je toujours cru pouvoir rebondir, ainsi me suis-je obstiné en mon étoile, et mon temps pourtant s'amenuise au point d'être sûr aujourd'hui de ne pas indéfiniment courir vers des lendemains meilleurs, d'être limité, éternel enfant, à cet instant qui coule et aux faux semblant du présent qui n'a rien de garanti, ni d'intemporel, ni d'extensible. 

Même pas, surtout pas la trace, tout s'effacer comme le monde autour.

Au moins ai-je pu au passage transmettre quelques rêves, accompagner quelques amis, apporter mon aide, tenter de comprendre y compris ces fous que j'ai pu croiser, ne pas rejeter ce qui se présentait comme incompréhensible et parfois hostile, poser quelques pierres, tenter de vivre une passion ou plusieurs, et finalement aujourd'hui, avant extinction, déceptions engrangées, victoires oubliées, redoubler d'ardeur.

Je me souviens d'avoir visité des asiles où tout pouvait être plus profond, plus fort et plus vrai. D'y avoir vu de vrais fous tristes et pourtant parfois illuminés. Celui de Lima qui peignait dans des lieux sordides d'immenses paysages de pics alpins sereins, beaux, apaisants, étranges, pas du tout andins, qu'il n'avait jamais vus en vrai, sur les murs de son réfectoire et de sa cellule, celui de Toulouse qui gardait cachés les poèmes d'amour écrits en lettres et lignes inversées qu'il aurait voulu montrer dans un miroir à sa voisine d'en face dont il était implacablement amoureux, dans une rue très étroite du centre ville et qu'il n'osait même pas sortir de son tiroir.

Ne jamais vraiment exprimer la folie, la tenir en réserve. Moteur.


La folie la plus inutile est celle-là de continuer à égrainer tout cela que je peux dire encore et encore.

Goute à goute.

Feu brûlant de l'air du temps.

Souvenirs incandescents.

Projets jamais abandonnés.

Poser la main pleine de peinture sur la paroi de la grotte obscure.


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