Tous les hauts fonctionnaires qui le recevaient dans leur bureau se demandaient comment Dio, Dioclétien Darko Brač de son nom entier et authentique, avait pu grimper aussi haut sans bagage, ou du moins sans bagage adéquat. D'autant que les quelques diplômes qu'il avait reçus de son pays natal dont les certifications et les preuves n'avaient pu être emportés lors de sa migration hasardeuse et qui, s'ils lavaient été, n'auraient pu être validés dans son pays d'accueil faute d'accords et faute d'équivalences, n'avaient absolument aucun rapport avec les tâches qu'apparemment il exerçait, apparemment parce qu'en réalité personne n'avait confirmation du rôle qu'il jouait dans l'élucidations d'affaires à la fois publiques, notoires et complexes et qui en outre, bien que récentes pour certaines, relevaient, faute de conclusion ou même de suite de "cold cases". Il n'était ni juriste ni formé à l'administration, ni au fonctionnement et aux pratiques des policiers, enquêteurs ou militaires. Il ne pouvait se dire et se gardait bien de le faire, qu'expert en anamorphose.
Arrivé en traversant les Alpes en hiver juste après de graves émeutes à Split, il avait d'abord vécu à Menton où il avait été embauché clandestinement comme manœuvre puis comme maître baigneur auxiliaire durant la saison d'été. Parti à Lyon puis Avignon il avait décroché un petit rôle improvisé dans lequel il jouait son propre personnage ce qui lui avait donné une place dans l'équipe théâtrale du rebelle inventeur du Off avignonnais, André Benedetto.
Ensuite se produisit le miracle.
En Croatie, encore très jeune étudiant, son début de carrière parallèle à ses études aux Beau-Arts comme assistant d'un photographe de monuments historiques l'avait amené à s'intéresser aux représentations statufiées des grands, des héros, des fameux clouées sur les façades publiques ou dressées au milieu des squares. Puis de là, aux effets sur ces représentations pour le simple spectateur situé au pied de ces oeuvres sculptées, quand elles étaient affrontaient aux lois de la perspective, soit debout sur un socle haut ou parfois chevauchant un noble coursier, soit insérées dans la niche surélevée d'un mur de façade ou, de temps à autre, sous la forme de bustes en médaillons logés tout en haut sous l'avant toit d'institutions nationales.
De fil en aiguille il était devenu un as à ces jeux sur la perspective déformée dite, quand elle est un art maîtrisé - et il ne suffit pas de se dire qu'il faut pour cela allonger le cou des statues vues par les badauds au sol et par en dessous - d'un joli mot savant : anamorphose.
Il avait aussi recréé son univers antérieur dans le grenier non chauffé mais spacieux où il logeait, utilisant son récent savoir et ses observations personnelles, et commencé à peindre de petits ou très grands portraits à partir d'images photographiques de son cru ou non, qu'il accumulait, prises sous divers angles parfois très inattendus, sur ses modèles bénévoles ou dans les revues rendant compte des événements officiels. C'est ainsi qu'il avait, à partir de clichés de magazines pris en contre-plongée depuis le pied des tribunes d'un événement public, réussi un portrait de H R , L'Homme à la Rose *.
Un portrait qui le rendait dans sa dignité dominatrice et sereine, avec, là était sans doute le trait réussi, venant du plissement des yeux ou de la lèvre inférieure et d'un mouvement des doigts de la main aussi, un zeste d'ironie un poil méprisante et cependant / comment rendre ces contradictions si aigues et subtiles ? / non dépourvue de bienveillance ou de componction.
Comment l'Homme à la Rose avait-il eu connaissance de cet obscur et même secret portrait, puisque l'objet était resté enfermé dans une sous pente dont il n'était jamais sorti ? Où, comment l'avait-il vu ? Peut-être lui en avait on (qui ?) très indiscrètement, révélé l'existence. S'il l'avait vu, chose improbable, lui avait-il plu ?
Pourtant, le fait est là, il l'invitait à une rencontre.
Le fait est que Brač qui dut ce jour causer une très particulière impression d'homme aux capacités remarquables, ou pour une toute autre raison difficile à cerner (certains pensent à des relations et à quelques entrées dont il avait gardé le contact dans son carnet d'adresses, dans sa mémoire, lors de ses pérégrinations livrées au hasard de l'expatriation et de sa position précaire d'immigré d'abord clandestin), fut assez vite recruté . . .
. . . et placé sur la liste des Conseillers à la Présidence n'ayant de compte à rendre qu'au souverain en personne.
Autre fait remarquable, ses capacités n'étant sûrement pas les moindrement singulières, il faut que sans dévoiler le fin mot de l'histoire, j'annonce en effet déjà que l'éminence cachée Brač, le conseiller hors norme à tout faire réfugié d'un monde disparu, a eu une très longue trajectoire. Il a longtemps survécu en tant que Conseiller Spécial en quelque sorte Inamovible avant de disparaître dans des circonstances inconnues malgré toutes sortes de recherches (y compris celles que j'ai personnellement poursuivies longtemps dans l'ombre des chancelleries), survécu non seulement à des missions réputées impossibles mais surtout aux à-coups et chaos provoqués par les règnes successifs des princes qui ont ensuite détrôné H R jusqu'au dernier Prince qui survole aujourd'hui nos assemblées.
* Appellation choisie par les services spéciaux de la Présidence qui notaient dans les rapports HR pour plus de commodités et moins de transparence.
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